Spécial : La guerre d'Algérie
N° 287 du 12 février 1973

 

EN ÉCLAIREUR SUR
LA VOIE FERRÉE…


L'Important réseau de chemins de fer construit en Algérie par la colonisation a constitué, dès le début du conflit, un objectif de choix pour la rébellion. Quoi de plus facile, en effet, que de monter une embuscade, de déposer une mine, de déboulonner une voie, lorsque le but visé est un convoi ferroviaire, dont on connaît très précisément l'itinéraire, la destination, l'horaire, l'importance. Ajoutons à cela que, compte tenu de la dimension et de l'inertie d'un tel convoi, il était aisé aux rebelles de donner un caractère spectaculaire, sinon meurtrier, aux actions de sabotage.
Dès les premiers attentats; les autorités décidèrent d'interrompre la circulation de nuit. En maintenant à tout prix le trafic diurne même dans les régions les plus isolées, les responsables entendaient, certes, éviter une paralysie de l'économie, mais aussi minimiser l'impact de la rébellion. C'est donc pour permettre le maintien de cette circulation qu'un certain nombre de mesures furent prises ;
- Construction de miradors et de points d'observation à proximité des ouvrages d'art (ponts, viaducs, tunnels) ;
- Surveillance des voies par les troupes des secteurs ;
- Ouverture des voies par une draisine avant le passage du premier train de la journée ;
- Escorte sur tous les convois.

Le 587ème bataillon du train était chargé des ouvertures et escortes dans le département d'Alger. Les compagnies et sections étaient, pour cela, implantées dans les agglomérations desservies par le réseau.
Un très fort pourcentage de l'unité était constitué de soldats du contingent que l'on mutait fréquemment d'un point à un autre en fonction des besoins, des attentats ou d'autres critères. C'est ainsi qu'après quelques mois d'escorte, je fus affecté à Blida et plus précisément à la draisine Blida - Boghari. La voie unique, qui appartient à la catégorie " étroite " (80 cm, je crois), serpente dans les profondes gorges de l'oued Chiffa, un ravin sinueux dans un chaos remarquable que domine une forêt épaisse. Entre les montagnes de Chréa et de l'Ouarsenis, les rebelles jouissaient, dans ce cadre, d'un terrain privilégié qu'ils savaient exploiter.
Compte tenu de la réputation de cette ligne, en particulier de l'ouverture de voie dans les gorges, je compris assez vite que cette affectation n'était pas due au hasard mais qu'elle était la conséquence d'une opposition de plus en plus marquée entre mon chef d'escorte et moi.

L'origine de cet antagonisme était une divergence de vues sur le fond du problème, mais cristallisée chaque jour par une attitude pour le moins différente lorsque nous nous trouvions avec la population civile. En ce début de 1959, le lieutenant Reimech, mon nouveau patron, bien qu'au courant des difficultés que j'avais rencontrées jusque-là, n'en fit pas état. Il ne me posa aucune question; il se contenta de définir quelle serait ma fonction : remplacer le chauffeur de la draisine de Boghari, tué quelques jours plus tôt. Cela avait le mérite d'être clair… Je sus plus tard que cet attentat, survenu près du petit douar de Ben-Chicao et faisant 4 morts, avait jeté un tel désarroi dans le camp qu'il n'était plus question de reconstituer l'équipage avec les soldats présents. L'arrivée de renforts était attendue.

Ma formation de chauffeur de draisine débuta par un stage dont la partie théorique était assurée par les C.F.A. (Chemins de fer algériens). La signalisation, un " code du rail ", les caractéristiques des véhicules, tout cela était nouveau et présentait un certain intérêt. Cinq ou six appelés bénéficiaient de cet enseignement gratuit. L'ambiance était sympathique ; les employés des C.F.A., tant musulmans qu'européens, étaient aimables avec nous, ne ménageant ni l'anisette ni les innombrables tapes dans le dos. L'apogée de cette atmosphère très méditerranéenne fut atteint lors du banquet de fin d'année, dans un entrepôt de locomotives !
Nos essais de conduite, sur la ligne Alger - Blida, se faisaient en compagnie d'un employé arabe dont chacun garde le meilleur souvenir. Son chef nous avait prévenus que, " bien que melon, il était très francisé et prenait souvent la cuite avec ses collègues pieds-noirs… ".
Pour la partie pratique de notre stage, nous avons émigré à Djelfa, terminus de la ligne aux confins du désert, et, à notre grande surprise, il y faisait très froid. Il est vrai que nous étions en février, et à cette altitude de 1 100 m, un vent chargé de sable soufflait en permanence autour de la gare, pénétrant dans la pièce minuscule qui nous servait de campement. Une vingtaine d'appelés s'entassaient sur des lits étagés sur quatre niveaux, dont le dernier n'était qu'à quarante centimètres du plafond !
Le tronçon Boghari - Djelfa, qui, durant une quinzaine de jours, fut notre parcours école, était beaucoup plus calme que celui qui le précédait (Blida - Boghari). En dehors des quelques kilomètres de forêt des derniers contreforts de l'Ouarsenis, notre itinéraire était en terrain découvert dans les immenses champs d'alfa jusqu'à l'oued el-Melah, qui marque le début des hauts plateaux.
Ces 150 km de sable, de rochers et de steppe nous paraissaient interminables ; seuls quelques chameaux, confondant sans doute notre voie rectiligne et leur piste poussiéreuse, justifiaient quelquefois un arrêt de notre machine. Leurs propriétaires, des nomades dont les campements multicolores contrastaient avec la monotonie du paysage, demeuraient, eux, invisibles.
Nous nous étions fort bien accoutumés à cette solitude relative lorsqu'il fallut joindre Blida et cette sacrée draisine n° 502 que tous les soldats français et F.L.N. des gorges de la Chiffa connaissaient.
Le rôle de la draisine était d'ouvrir la voie avant le départ du premier train du matin, c'est-à-dire de détecter préalablement les engins déposés.
Pour limiter les dégâts, un wagon chargé de sacs de sable devra être placé devant le tracteur. Il est vrai que le véhicule avait reçu quelques aménagements propres à sa mission. Il se distinguait de ses frères du temps de paix, dont les gares françaises sont actuellement encore pourvues, par la présence d'une antenne et d'un blindage épais de 6 mm sur une hauteur de 1,50 m environ. À l'intérieur, le plancher était recouvert de sacs de sable qui, à la rigueur, servaient- de chaises, voire de lits, de préférence aux sièges en bois.
Le nec plus ultra du dispositif de protection était un blindage en V astucieusement disposé sous la draisine et dont le rôle était de dévier l'effet de souffle provoqué par l'explosion des mines…
L'équipage était composé de quatre choufs qui se relayaient deux par deux et surveillaient chacun un rail. Ils se tenaient à genoux sur une inconfortable banquette et, à travers une ouverture de 5 X 10 cm dans le blindage, ne quittaient pas des yeux le rail qui défilait sous le projecteur. La draisine roulait très lentement, 10 km/h environ. Il faisait nuit en cette saison. La tension à laquelle les choufs étaient soumis limitait le temps de surveillance à un quart d'heure. Je me souviens que, malgré le doute mis dans l'efficacité de cette surveillance, nous n'aurions jamais accepté de faire rouler notre véhicule sans ses guetteurs. " Cela ne sert à rien, mais surveillons quand même ", et c'est dans le vocabulaire arabe que nous trouvions les mots de notre fatalisme : baraka, mektoub, inch'Allah… Les deux autres soldats composant l'équipage étaient le chef, un brigadier appelé faisant généralement fonction de radio, et, bien entendu, le chauffeur. Cette répartition des tâches (peut-on parler de responsabilité ?) était très théorique, chacun occupant successivement et dans le même voyage tous les postes, y compris celui de chauffeur, qui ne demandait en définitive aucune compétence particulière.
Les difficiles conditions imposées dans les gorges de la Chiffa où se succèdent viaducs et tunnels et où, d'autre part, l'implantation rebelle est soudain devenue très forte après la " bataille d'Alger ", furent à l'origine de plusieurs recherches d'amélioration, appliquées plus tard sur les autres lignes d'Algérie. C'est ainsi qu'un wagon plat, chargé de sable, fut placé devant le tracteur. Toute innovation dans la défensive en impliquant une autre dans l'offensive (et sans doute inversement) les maquisards, cette fois, placèrent un fil électrique entre l'explosif et le système de contact de façon que l'engin fût sous la draisine au moment où le wagon, par sa roue avant, faisait le contact. Face à ce stratagème, une nouvelle formule fut retenue ; nous disposions de cinq rails de longueurs différentes (1 à 8 m). Chaque matin, nous placions l'un d'eux entre le wagon et la draisine, faisant ainsi varier au hasard la longueur de fil nécessaire à l'adversaire.

Ce système qui peut présenter quelques analogies avec la roulette russe, a permis cependant de limiter quelque- fois la casse. Les engins étaient en général fabriqués au maquis à partir d'obus ou de mines antichars, commandés électriquement à partir d'une lame de cuivre placée dans le raccord de deux rails. C'est précisément quand nous passions sur ces points de jonction que notre appréhension était à son comble, particulièrement sur1es ponts métalliques qui faisaient suite aux nombreux tunnels. La puissance de l'explosif était très variable, ainsi d'ailleurs que son fonctionnement. S'il est arrivé que le pont fût entièrement détruit et la draisine projetée dans la rivière, comme à Pont-des-Singes, il arrivait aussi que l'attentat se soldât par un petit bruit inoffensif et une noire fumée. À plusieurs reprises, nous avons découvert des fils le long de la voie, sans trace d'explosif.
Comme deux équipes de six hommes étaient affectées à l'ouverture des gorges, nous ne " travaillions " en fait qu'un jour sur deux et plus précisément qu'une demi-journée. En dehors des heures de travail, nous nous occupions tant bien que mal comme tous nos collègues appelés en Algérie.

Certains événements engendraient cependant de longues discussions entre nous, tels un attentat, un discours ou une remise de décoration à titre posthume. Le lieutenant Reimech, officier d'active, la trentaine, était du genre sec, exigeant sur la discipline et les règlements. Son passe-temps favori était de couper, avec une paire de ciseaux, l'herbe du mètre carré de gazon qui se trouvait au pied du drapeau. Je me souviens d'un comportement sensiblement différent lorsqu'il se trouvait avec les draisineurs : en l'absence d'autres soldats, il se montrait plus libéral pour notre tenue, notre campement. Ne nous refusant jamais une permission et offrant volontiers un pot au foyer, il devenait presque sympathique…
À l'époque, nous jugions sévèrement cette attitude dans laquelle certains n'hésitaient pas à voir la main magnanime qui offre la dernière cigarette… D'autres, à peine moins pessimistes, manipulaient des statistiques faites à partir des pépins précédents et, par un savant calcul des probabilités, chiffraient leurs chances de s'en sortir.
Nous avions tous moins de dix mois de service et ignorions la date même approximative de notre libération (le temps de service était à cette époque de vingt-huit mois).
Sans qu'il me soit possible d'être formel sur ce point, je pense qu'une certaine sélection était faite à je ne sais quel niveau pour affecter à la draisine des garçons ayant eu des démêlés avec la hiérarchie ou plus simplement ayant manifesté plus ou moins ouvertement leur opinion sur le sens de cette guerre. La présence d'un ancien déserteur, d'un militant du parti communiste, voire d'un prêtre, n'était pas due au jeu traditionnellement fantaisiste des affectations. Certains, ne mettant pourtant pas en cause le fond, disaient ne pas se faire d'illusions sur l'issue probable du problème algérien. D'autres enfin, plus acquis à la cause officielle; affichaient une préférence pour les opérations dans les djebels plutôt que cette passivité résignée sans combat possible.
En février 1959, nous avons constaté que le F.L.N. faisait un " effort " pour épargner la draisine et faire sauter le train qui la suivait. Dans ce cas, un isolant était placé de part et d'autre de la lame de cuivre et était enlevé (bergers ? fellahs ?) après notre passage. C'est ainsi que nous sommes passés sans incident sur une mine de forte charge qui, quinze minutes plus tard, provoquait la destruction complète du wagon de 1ère classe (où ne se trouvaient que des Européens) de l'autorail Blida - Médéa. Les victimes furent nombreuses. Cela se passait à Mouzaïa-les-Mines; le jeu de mots était inévitable malgré les circonstances…
Lorsque, au retour de notre ouverture, nous nous sommes trouvés devant cet horrible amas de ferraille, les commentaires allèrent bon train.

Pour maintenir la circulation des trains, malgré les attentats du F.LN., de nombreuses
mesures ont été prises et des miradors ont été construits à proximité des ouvrages d'art
En prenant le risque de revenir sur les lieux entre notre passage et celui de l'autorail, le F.L.N. montrait clairement quel était son véritable objectif. Nous pensions aussi qu'un élément pouvait être déterminant dans ce choix. Ne pouvant ignorer de quelle façon étaient recrutés les hommes des draisines, le Front entendait peut-être épargner des gens qui, somme toute, n'étaient pas ses véritables adversaires.

Treize ans plus tard, je trouve que nous étions bien crédules et je me désolidarise d'un point de vue auquel j'adhérais pourtant sincèrement. II est bien connu - et la suite des événements l'a prouvé - que, dans ce genre de conflit, l'idée modérée est souvent la plus combattue.
Une chose est cependant certaine : au cours du printemps de 1959, nombreux; furent les cas de sabotage conçus de façon à éviter l'explosion de la draisine, qui, pourtant, constituait une cible plus vulnérable que le convoi.
Nous savions d'autre part que le F.L.N. ne manquait pas d'informateurs. Nous n'ignorions pas que les cheminots arabes de la gare de Blida, aimables avec leurs collègues militaires, étaient en liaison avec les maquis et communiquaient dès notre départ la longueur du rail qu'ils nous avaient gentiment aidés à mettre en place. C'est la raison pour laquelle, en cours de route, il nous arrivait de modifier ce fameux intervalle, car " l'ennemie de la draisine, c'est la mine "… chantait, accompagné de sa guitare, un appelé de Blida. Sur une musique de Francis Lemarque et des paroles de circonstance:

Quand des hommes dorment et rêvent
Avant que le jour se lève
L'draisineur est sur les rails
Car là est son champ de bataill'.
Mais l'ennemie de la draisine
C'est la mine, c'est la mine,
Celle qui peut en un instant
Faire mourir les innocents…

Pierre CROISSANT

 

Merci à Michel Fernez ancien du 3e Groupe de Transport pour l'envoi de cet article.