L'Important réseau de chemins de fer
construit en Algérie par la colonisation a constitué,
dès le début du conflit, un objectif de choix pour
la rébellion. Quoi de plus facile, en effet, que de monter
une embuscade, de déposer une mine, de déboulonner
une voie, lorsque le but visé est un convoi ferroviaire,
dont on connaît très précisément l'itinéraire,
la destination, l'horaire, l'importance. Ajoutons à cela
que, compte tenu de la dimension et de l'inertie d'un tel convoi,
il était aisé aux rebelles de donner un caractère
spectaculaire, sinon meurtrier, aux actions de sabotage.
Dès les premiers attentats; les autorités décidèrent
d'interrompre la circulation de nuit. En maintenant à tout
prix le trafic diurne même dans les régions les plus
isolées, les responsables entendaient, certes, éviter
une paralysie de l'économie, mais aussi minimiser l'impact
de la rébellion. C'est donc pour permettre le maintien
de cette circulation qu'un certain nombre de mesures furent prises
;
- Construction de miradors et de points d'observation à
proximité des ouvrages d'art (ponts, viaducs, tunnels)
;
- Surveillance des voies par les troupes des secteurs ;
- Ouverture des voies par une draisine avant le passage du premier
train de la journée ;
- Escorte sur tous les convois.
Le 587ème bataillon du train était
chargé des ouvertures et escortes dans le département
d'Alger. Les compagnies et sections étaient, pour cela,
implantées dans les agglomérations desservies par
le réseau.
Un très fort pourcentage de l'unité était
constitué de soldats du contingent que l'on mutait fréquemment
d'un point à un autre en fonction des besoins, des attentats
ou d'autres critères. C'est ainsi qu'après quelques
mois d'escorte, je fus affecté à Blida et plus précisément
à la draisine Blida - Boghari. La voie unique, qui appartient
à la catégorie " étroite " (80
cm, je crois), serpente dans les profondes gorges de l'oued Chiffa,
un ravin sinueux dans un chaos remarquable que domine une forêt
épaisse. Entre les montagnes de Chréa et de l'Ouarsenis,
les rebelles jouissaient, dans ce cadre, d'un terrain privilégié
qu'ils savaient exploiter.
Compte tenu de la réputation de cette ligne, en particulier
de l'ouverture de voie dans les gorges, je compris assez vite
que cette affectation n'était pas due au hasard mais qu'elle
était la conséquence d'une opposition de plus en
plus marquée entre mon chef d'escorte et moi.
L'origine de cet antagonisme était une divergence de vues sur le fond du problème, mais cristallisée chaque jour par une attitude pour le moins différente lorsque nous nous trouvions avec la population civile. En ce début de 1959, le lieutenant Reimech, mon nouveau patron, bien qu'au courant des difficultés que j'avais rencontrées jusque-là, n'en fit pas état. Il ne me posa aucune question; il se contenta de définir quelle serait ma fonction : remplacer le chauffeur de la draisine de Boghari, tué quelques jours plus tôt. Cela avait le mérite d'être clair Je sus plus tard que cet attentat, survenu près du petit douar de Ben-Chicao et faisant 4 morts, avait jeté un tel désarroi dans le camp qu'il n'était plus question de reconstituer l'équipage avec les soldats présents. L'arrivée de renforts était attendue.
Ma formation de chauffeur de draisine débuta
par un stage dont la partie théorique était assurée
par les C.F.A. (Chemins de fer algériens). La signalisation,
un " code du rail ", les caractéristiques des
véhicules, tout cela était nouveau et présentait
un certain intérêt. Cinq ou six appelés bénéficiaient
de cet enseignement gratuit. L'ambiance était sympathique
; les employés des C.F.A., tant musulmans qu'européens,
étaient aimables avec nous, ne ménageant ni l'anisette
ni les innombrables tapes dans le dos. L'apogée de cette
atmosphère très méditerranéenne fut
atteint lors du banquet de fin d'année, dans un entrepôt
de locomotives !
Nos essais de conduite, sur la ligne Alger - Blida, se faisaient
en compagnie d'un employé arabe dont chacun garde le meilleur
souvenir. Son chef nous avait prévenus que, " bien
que melon, il était très francisé et prenait
souvent la cuite avec ses collègues pieds-noirs
".
Pour la partie pratique de notre stage, nous avons émigré
à Djelfa, terminus de la ligne aux confins du désert,
et, à notre grande surprise, il y faisait très froid.
Il est vrai que nous étions en février, et à
cette altitude de 1 100 m, un vent chargé de sable soufflait
en permanence autour de la gare, pénétrant dans
la pièce minuscule qui nous servait de campement. Une vingtaine
d'appelés s'entassaient sur des lits étagés
sur quatre niveaux, dont le dernier n'était qu'à
quarante centimètres du plafond !
Le tronçon Boghari - Djelfa, qui, durant une quinzaine
de jours, fut notre parcours école, était beaucoup
plus calme que celui qui le précédait (Blida - Boghari).
En dehors des quelques kilomètres de forêt des derniers
contreforts de l'Ouarsenis, notre itinéraire était
en terrain découvert dans les immenses champs d'alfa jusqu'à
l'oued el-Melah, qui marque le début des hauts plateaux.
Ces 150 km de sable, de rochers et de steppe nous paraissaient
interminables ; seuls quelques chameaux, confondant sans doute
notre voie rectiligne et leur piste poussiéreuse, justifiaient
quelquefois un arrêt de notre machine. Leurs propriétaires,
des nomades dont les campements multicolores contrastaient avec
la monotonie du paysage, demeuraient, eux, invisibles.
Nous nous étions fort bien accoutumés à cette
solitude relative lorsqu'il fallut joindre Blida et cette sacrée
draisine n° 502 que tous les soldats français et F.L.N.
des gorges de la Chiffa connaissaient.
Le rôle de la draisine était d'ouvrir la voie avant
le départ du premier train du matin, c'est-à-dire
de détecter préalablement les engins déposés.
Pour limiter les dégâts, un wagon chargé de
sacs de sable devra être placé devant le tracteur.
Il est vrai que le véhicule avait reçu quelques
aménagements propres à sa mission. Il se distinguait
de ses frères du temps de paix, dont les gares françaises
sont actuellement encore pourvues, par la présence d'une
antenne et d'un blindage épais de 6 mm sur une hauteur
de 1,50 m environ. À l'intérieur, le plancher était
recouvert de sacs de sable qui, à la rigueur, servaient-
de chaises, voire de lits, de préférence aux sièges
en bois.
Le nec plus ultra du dispositif de protection était un
blindage en V astucieusement disposé sous la draisine et
dont le rôle était de dévier l'effet de souffle
provoqué par l'explosion des mines
L'équipage était composé de quatre choufs
qui se relayaient deux par deux et surveillaient chacun un rail.
Ils se tenaient à genoux sur une inconfortable banquette
et, à travers une ouverture de 5 X 10 cm dans le blindage,
ne quittaient pas des yeux le rail qui défilait sous le
projecteur. La draisine roulait très lentement, 10 km/h
environ. Il faisait nuit en cette saison. La tension à
laquelle les choufs étaient soumis limitait le temps de
surveillance à un quart d'heure. Je me souviens que, malgré
le doute mis dans l'efficacité de cette surveillance, nous
n'aurions jamais accepté de faire rouler notre véhicule
sans ses guetteurs. " Cela ne sert à rien, mais surveillons
quand même ", et c'est dans le vocabulaire arabe que
nous trouvions les mots de notre fatalisme : baraka, mektoub,
inch'Allah
Les deux autres soldats composant l'équipage
étaient le chef, un brigadier appelé faisant généralement
fonction de radio, et, bien entendu, le chauffeur. Cette répartition
des tâches (peut-on parler de responsabilité ?) était
très théorique, chacun occupant successivement et
dans le même voyage tous les postes, y compris celui de
chauffeur, qui ne demandait en définitive aucune compétence
particulière.
Les difficiles conditions imposées dans les gorges de la
Chiffa où se succèdent viaducs et tunnels et où,
d'autre part, l'implantation rebelle est soudain devenue très
forte après la " bataille d'Alger ", furent à
l'origine de plusieurs recherches d'amélioration, appliquées
plus tard sur les autres lignes d'Algérie. C'est ainsi
qu'un wagon plat, chargé de sable, fut placé devant
le tracteur. Toute innovation dans la défensive en impliquant
une autre dans l'offensive (et sans doute inversement) les maquisards,
cette fois, placèrent un fil électrique entre l'explosif
et le système de contact de façon que l'engin fût
sous la draisine au moment où le wagon, par sa roue avant,
faisait le contact. Face à ce stratagème, une nouvelle
formule fut retenue ; nous disposions de cinq rails de longueurs
différentes (1 à 8 m). Chaque matin, nous placions
l'un d'eux entre le wagon et la draisine, faisant ainsi varier
au hasard la longueur de fil nécessaire à l'adversaire.
Ce système qui peut présenter
quelques analogies avec la roulette russe, a permis cependant
de limiter quelque- fois la casse. Les engins étaient en
général fabriqués au maquis à partir
d'obus ou de mines antichars, commandés électriquement
à partir d'une lame de cuivre placée dans le raccord
de deux rails. C'est précisément quand nous passions
sur ces points de jonction que notre appréhension était
à son comble, particulièrement sur1es ponts métalliques
qui faisaient suite aux nombreux tunnels. La puissance de l'explosif
était très variable, ainsi d'ailleurs que son fonctionnement.
S'il est arrivé que le pont fût entièrement
détruit et la draisine projetée dans la rivière,
comme à Pont-des-Singes, il arrivait aussi que l'attentat
se soldât par un petit bruit inoffensif et une noire fumée.
À plusieurs reprises, nous avons découvert des fils
le long de la voie, sans trace d'explosif.
Comme deux équipes de six hommes étaient affectées
à l'ouverture des gorges, nous ne " travaillions "
en fait qu'un jour sur deux et plus précisément
qu'une demi-journée. En dehors des heures de travail, nous
nous occupions tant bien que mal comme tous nos collègues
appelés en Algérie.
Certains événements engendraient
cependant de longues discussions entre nous, tels un attentat,
un discours ou une remise de décoration à titre
posthume. Le lieutenant Reimech, officier d'active, la trentaine,
était du genre sec, exigeant sur la discipline et les règlements.
Son passe-temps favori était de couper, avec une paire
de ciseaux, l'herbe du mètre carré de gazon qui
se trouvait au pied du drapeau. Je me souviens d'un comportement
sensiblement différent lorsqu'il se trouvait avec les draisineurs
: en l'absence d'autres soldats, il se montrait plus libéral
pour notre tenue, notre campement. Ne nous refusant jamais une
permission et offrant volontiers un pot au foyer, il devenait
presque sympathique
À l'époque, nous jugions sévèrement
cette attitude dans laquelle certains n'hésitaient pas
à voir la main magnanime qui offre la dernière cigarette
D'autres, à peine moins pessimistes, manipulaient des statistiques
faites à partir des pépins précédents
et, par un savant calcul des probabilités, chiffraient
leurs chances de s'en sortir.
Nous avions tous moins de dix mois de service et ignorions la
date même approximative de notre libération (le temps
de service était à cette époque de vingt-huit
mois).
Sans qu'il me soit possible d'être formel sur ce point,
je pense qu'une certaine sélection était faite à
je ne sais quel niveau pour affecter à la draisine des
garçons ayant eu des démêlés avec la
hiérarchie ou plus simplement ayant manifesté plus
ou moins ouvertement leur opinion sur le sens de cette guerre.
La présence d'un ancien déserteur, d'un militant
du parti communiste, voire d'un prêtre, n'était pas
due au jeu traditionnellement fantaisiste des affectations. Certains,
ne mettant pourtant pas en cause le fond, disaient ne pas se faire
d'illusions sur l'issue probable du problème algérien.
D'autres enfin, plus acquis à la cause officielle; affichaient
une préférence pour les opérations dans les
djebels plutôt que cette passivité résignée
sans combat possible.
En février 1959, nous avons constaté que le F.L.N.
faisait un " effort " pour épargner la draisine
et faire sauter le train qui la suivait. Dans ce cas, un isolant
était placé de part et d'autre de la lame de cuivre
et était enlevé (bergers ? fellahs ?) après
notre passage. C'est ainsi que nous sommes passés sans
incident sur une mine de forte charge qui, quinze minutes plus
tard, provoquait la destruction complète du wagon de 1ère
classe (où ne se trouvaient que des Européens) de
l'autorail Blida - Médéa. Les victimes furent nombreuses.
Cela se passait à Mouzaïa-les-Mines; le jeu de mots
était inévitable malgré les circonstances
Lorsque, au retour de notre ouverture, nous nous sommes trouvés
devant cet horrible amas de ferraille, les commentaires allèrent
bon train.
Pour maintenir la circulation des trains,
malgré les attentats du F.LN., de nombreuses
mesures ont été prises et des miradors ont été
construits à proximité des ouvrages d'art
En prenant le risque de revenir sur les lieux entre notre passage
et celui de l'autorail, le F.L.N. montrait clairement quel était
son véritable objectif. Nous pensions aussi qu'un élément
pouvait être déterminant dans ce choix. Ne pouvant
ignorer de quelle façon étaient recrutés
les hommes des draisines, le Front entendait peut-être épargner
des gens qui, somme toute, n'étaient pas ses véritables
adversaires.
Treize ans plus tard, je trouve que nous
étions bien crédules et je me désolidarise
d'un point de vue auquel j'adhérais pourtant sincèrement.
II est bien connu - et la suite des événements l'a
prouvé - que, dans ce genre de conflit, l'idée modérée
est souvent la plus combattue.
Une chose est cependant certaine : au cours du printemps de 1959,
nombreux; furent les cas de sabotage conçus de façon
à éviter l'explosion de la draisine, qui, pourtant,
constituait une cible plus vulnérable que le convoi.
Nous savions d'autre part que le F.L.N. ne manquait pas d'informateurs.
Nous n'ignorions pas que les cheminots arabes de la gare de Blida,
aimables avec leurs collègues militaires, étaient
en liaison avec les maquis et communiquaient dès notre
départ la longueur du rail qu'ils nous avaient gentiment
aidés à mettre en place. C'est la raison pour laquelle,
en cours de route, il nous arrivait de modifier ce fameux intervalle,
car " l'ennemie de la draisine, c'est la mine "
chantait, accompagné de sa guitare, un appelé de
Blida. Sur une musique de Francis Lemarque et des paroles de circonstance:
Pierre CROISSANT
Merci à Michel Fernez ancien du 3e Groupe de Transport pour l'envoi de cet article.