LA QUILLE


26 octobre 1964
Nous n'y tenons plus. Avec en poche la permission libérable, sans attendre les camions qui doivent nous emmener à Strasbourg, nous nous évadons de la caserne. Nous prenons le train régulier à la gare de Karlsruhe et nous retrouvons en avance d'une journée à Strasbourg, direction Paris.

le dernier ticket                                                                           ma quille

Un contrôle des douaniers et des gendarmes français à la frontière nous inquiète un moment. Mais ces derniers, avec un sourire, nous rendent nos permissions, pas dupent du tout. Il faut dire que nous sommes désormais des sous-officiers comme eux.
Sur le quai de la Gare Saint Lazare, Robert et moi, nous nous séparons, avec une grand émotion, les larmes aux yeux. Il part vers Le Havre retrouver sa fiancé, moi vers Dieppe, retrouver mes parents. Nous ne nous reverrons jamais.

Je garderais le souvenir d'un garçon de 20 ans, toujours en plein forme physique, sur qui s'appuyer. Je n'ai jamais eu envie de revoir un homme, peut-être bedonnant, à mon image, entouré de marmaille et devenu maintenant un papy vieillissant. Gardons le dans la mémoire tel qu'il était à 20 ans.

 

PENDANT CE TEMPS LA

Pendant ces mois, où nous étions hors du temps, le monde continuait son chemin. Nous découvrions à notre retour des compléments aux bribes d'informations captées sur Europe 1. Kennedy avait été assassiné (un président américain de plus), le Général de Gaulle était toujours au pouvoir, Edith Piaf était décédée, Ben Bella s'était élu président de la République Algérienne, Israël était toujours en guerre avec ses voisins, les forces américaines en France commençaient à plier bagages, des Jeux olympiques d'hiver s'étaient déroulés en Autriche, des troupes françaises étaient intervenues au Gabon, la France se retirait de l’OTAN, les Etats-Unis venait de lancer leur première Saturne V qui devait emmener plus tard un homme sur la lune.

Des copains étaient revenus de leur service, d'autres y étaient encore, d'autres allaient partir.
L'un était allé à Bangui en République Centrafricaine, un autre dans l'Aisne au QG de Margival, un autre à Lille au 43è Régiment d'infanterie, un autre en Algérie à Maison-Carrée, un autre dans le service de santé, un autre dans les parachutistes, etc. La bande de copains du quartier ne se reconstituerait jamais. De petits groupes se reformeraient pour un moment.
Certains avaient une copine et on ne les verraient plus que rarement.

Le temps ferait le reste, dispersant notre bande, au gré des mutations professionnelles et des mariages. Depuis le temps a passé et certains d'entre nous sont trop tôt disparus, les autres sont grands pères.