Au moment où commence cette histoire, Jean Pouget était commandant au 1er hussards parachutistes à Tarbes. Il occupait les fonctions de chef détat-major du régiment durant la phase dincorporation des rappelés. Au début doctobre 1956, il fut « parachuté » à la tête dun bataillon de rappelés du train des équipages, un bataillon de marche sous encadré et mal équipé, sans moral et sans discipline. Il y trouva les ressources humaines suffisantes pour construire en quelques semaines une unité de combat. Nous lui avons demandé de raconter ses souvenirs. Jean Pouget, parachuté sur Ðiên-Biên-Phú et prisonnier de lArmée populaire du Viêt-Nam, fut libéré en septembre 1954 après de longues semaines de captivité.
Le 11 avril 1956, le conseil des ministres adopta trois décrets « autorisant le rappel des classes disponibles »
La France mobilise ! Habituellement, dans ce cas, on peut sillusionner quelques heures en se disant : « La mobilisation nest pas la guerre ! » Cette fois, la guerre en Algérie a précédé la mobilisation. Les rappelés ne peuvent pas se faire dillusions, lété sera chaud.
Lhiver a été froid. La coalition du Front républicain a gagné les élections sur le thème « Paix en Algérie ! ». En avril, le gouvernement tient la promesse électorale et envoie ses électeurs « faire la pacification ».
« La pacification nest pas la paix », hurle lopposition, qui na pas attendu la mobilisation pour se déchaîner contre « la sale guerre » autre façon de dire pacification. Le 1er avril, Claude Bourdet, pour ses articles dans France Observateur, a été inculpé d« entreprise de démoralisation de larmée ».
Les électeurs rappelés ne sont pas contents. En janvier, la plupart dentre eux étaient daccord pour « garder lAlgérie à la France » formule qui semble, en 1956, adoptée par la quasi-totalité des partis politiques. Mais ils ignoraient quon ferait appel à eux pour réaliser ce programme.
Alors, ils écoutent lopposition, et le printemps est effervescent.
Lorsque les disponibles, rappelés à lhonneur de servir, se mettent en route selon les prescriptions de leur fascicule de mobilisation et sur linjonction du gendarme, ils trouvent des itinéraires préparés. Tracts, affiches, graffiti, banderoles, commandos de militants et agitateurs professionnels leur soufflent des slogans politiques et des cris de colère. Bardés de musettes à casse-croûte, brandissant des litrons vides et des « quilles » peintes, ils débarquent par wagons dans toutes les gares en braillant : « Mollet au poteau ! Lacoste aux ch ! Fusillez Bourgès ! », etc. Des camions militaires hérissés de poings tendus, chargés comme des canons dinvectives et de provocations, parcourent les rues et les places des grandes villes de garnison, répandant une ambiance prérévolutionnaire dans le style des films de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein.
Les cris subversifs scandalisent, à la terrasse du « Café Moderne », lancien combattant qui a oublié 1940. Le désordre effraie le commerçant, qui craint pour sa vitrine. Et cette mâle provocation fait délicieusement frissonner la fille interpellée sur le trottoir.
En vérité, les rappelés crient surtout : « Vive la quille ! », mot incantatoire du vocabulaire militaire chargé de la mélancolie des adieux, de la nostalgie du foyer et de lespoir du retour. Il y a de la ferveur dans cette prière jaculatoire. « La quille » arrache une larme à la mère qui regarde partir son fils, un soupir à la jeune épouse seule dans le lit trop grand
On crie « la quille » et lon enchaîne en vouant aux gémonies, au poteau dexécution et aux tinettes, les ministres et les généraux. Puis on exécute les ordres du gendarme sans chercher à comprendre.
Larmée, la « vieille mule au pas lent » lexpression nest pas de moi , se met en marche. Il lui faut incorporer, équiper, ordonner, pour le bien du service et lhonneur des armes, 150 000 ou 200 000 hommes. Le bât est lourd. Evidemment, il ne manque pas un bouton au paquetage que lintendance sort de la naphtaline. Tout au plus saperçoit-on, au dernier moment, que le pantalon de toile coupé à la taille dun partisan vietnamien est trop étroit pour un ventre de réserviste. On déplace les boutons, on découd le revers, on se débrouille On se débrouillerait mieux si on avait suffisamment de cadres.
Ici, le bât blesse. Larmée manque dofficiers et de sous-officiers pour encadrer les rappelés. Les cadres de linfanterie, qui ont payé la plus lourde part des pertes en Indochine, sont usés. Les sept promotions de saint-cyriens disparues en Extrême-Orient manquent à lappel. Et les forces vives sont déjà engagées en Afrique du Nord.
Le contingent des disponibles a été découpé en tranches de 1 000, du tout-venant. On fabrique des « bataillons de marche » avec des transmetteurs, des tringlots, des fusiliers de lair, des cavaliers, des artilleurs, etc. Pour les encadrer, on racle les fonds de tiroir et les fichiers du personnel. Cest le grand coup de balai dans les planques poussiéreuses, on réactive des lieutenants dadministration, on réanime des capitaines dhabillement de cinquante ans, des commandants au seuil de la retraite, des invalides doflag, pour commander, organiser, entraîner des hommes mécontents, des électeurs excités qui gueulent leur colère.
Alors, les incidents se multiplient, diffusés complaisamment par la presse qui les encourage. À Eymoutiers, la municipalité (communiste) soppose au passage des convois militaires. À Mourmelon, 2 000 réservistes, entassés dans le camp, sans ordre et sans cadres, manifestent violemment. À Dreux, un bataillon de marche du train des équipages le 584ème met à sac la gare avant de partir pour Marseille
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À lire les journaux, on pourrait croire que la Grande Muette est devenue un foirail plein de clameurs. Rien nest plus ennuyeux que luniformité. La presse ne dit rien des régiments heureux qui disposent de cadres en qualité et en quantité suffisantes, .où les rappelés reprennent luniforme sans manifester bruyamment leur colère.
À Tarbes, garnison du 1er hussards parachutistes, régiment de pointe de la 25ème D.A.P., fer de lance de larmée, le calme règne dans les vieux murs du quartier Larrey. En un mois, nous avons mis sur le pied de guerre deux régiments de réserve. Il nous reste quinze jours pour compléter nos effectifs, percevoir notre équipement, avant dembarquer à la fin de mai.
A quelques semaines de sa retraite, Anselme« rempile », pour « mettre de lordre dans ce b »
Nos rappelés arrivent par les trains de nuit. Au petit matin, quand lofficier de service les accueille en gare, ils ressemblent à tous les rappelés. Ils ont lil rougi par la fatigue, la voix éraillée par les gueulantes, la mâchoire ligneuse. Ils sentent la sueur, le vin et la révolte.
Au quartier, on leur offre une douche chaude, du linge propre et un café fort. Les cadres leur donnent un horaire à respecter, du travail à faire, une mission à remplir. Ils trouvent une place préparée et des responsabilités à assumer. À midi, le troupeau hirsute du matin est formé en troupe.
Si ma mémoire est bonne, cest à la fin dune de ces journées de mai que je reçus une communication téléphonique urgente du colonel commandant la base aérienne de Mont-de-Marsan. La voix du colonel était tendue :
Depuis ce matin, dit-il, jai 900 forcenés sur les bras Vous pouvez peut-être entendre leurs hurlements dans lécouteur Ils se sont retranchés dans un coin de la base et refusent dobéir. Ils refusent dembarquer dans les avions qui doivent les transporter en Algérie Ça peut tourner à lémeute Envoyez-moi durgence des officiers et des sous-officiers pour les encadrer. Je téléphone à Paris pour régulariser ma demande
Mont-de-Marsan était la base du Centre dexpérimentation de larmée de lair. On y trouvait des pilotes dessai, des ingénieurs de recherche, des techniciens de pointe, toutes sortes de spécialistes rares sauf des « officiers de troupe », cette espèce dofficier sans spécialité technique et par conséquent inutile dans la guerre atomique et électronique que préparait le grand état-major.
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Ladjudant-chef Mallard, qui dirige le secrétariat du régiment, un personnage modeste mais un des rouages essentiels du 1er hussards, a entendu mes réponses réservées et deviné le reste. Il me présente létat des effectifs du régiment quil tient à jour, heure par heure.
À la rigueur, dit-il, on peut détacher quatre adjudants, mais aucun officier nest disponible
Après un silence chargé dironie et de rigolade, il suggère : Il y aurait bien le capitaine Anselme , mais cest à vous de le prévenir.
Anselme est le type du vieux soldat : trente-cinq ans de service dans le rang. Il vient de rentrer du Maroc et je lui ai remis aujourdhui une permission de longue durée, sa dernière permission car, atteint par la limite dâge de son grade, le capitaine doit prendre sa retraite dans quelques semaines. Théoriquement, il est toujours en service et lurgence de la mission justifierait sans doute son rappel. Encore faut-il lui annoncer la nouvelle, comme dit Mallard en rigolant franchement.
Le père Anselme était célibataire, court de pattes et large de poitrine, velu et rugueux dabord, comme un ours des Pyrénées, son pays. Il passait ses loisirs dans la montagne. Se nourrissant de pain et de fromage, couchant au hasard dans les cabanes de bergers ou les abris naturels, il parcourait toujours seul les espaces solitaires des Pyrénées centrales, où survivent les derniers ours bruns. Cette manie ou cette passion avait donné naissance à une légende que les anciens racontaient :
Cest un type un peu bizarre. Il vit avec les ours
Tout le monde connaissait la thèse du père Anselme. Cest la peur qui rend lhomme ou la bête méchant. Les ours flairent la peur sur la peau de lhomme. Ils savent dinstinct que lhomme qui sue la peur peut devenir dangereux et cest pourquoi ils lattaquent, en légitime défense préventive.
Anselme na pas peur des ours et les ours le connaissent bien, disait-on dans les popotes. Il lui est arrivé, un jour dorage, de chercher refuge dans une tanière occupée par un vieil ours. Les deux solitaires ont passé la nuit ensemble On ne sait pas ce quils se sont raconté
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Laspect revêche, grincheux, rude, du vieux capitaine donnait du crédit à sa légende. Les plus sceptiques reconnaissaient que « lours et Anselme se ressemblaient trop pour ne pas se comprendre ».
Arracher sa permission au père Anselme allait être aussi agréable pour moi que retirer un os de mouton des pattes dun ours brun. Cette pensée semblait réjouir fort ladjudant-chef Mallard.
Jai déjà envoyé la voiture de service chercher le capitaine chez lui. Il sera là dun moment à lautre. Je vous laisse en tête à tête.
Il est probable que le père Anselme na pas flairé la terreur humide que jéprouvais quand dune voix sèche je lui notifiai lordre de se rendre à Mont-de-Marsan pour prendre en main les « rappelés de lair ». Il a grogné : « Toujours les mêmes qui se font tuer On est commandés par des c », et quelques autres gracieusetés indistinctes à mon adresse et à celle des aviateurs en général. Puis il est parti sur-le-champ, avec ses quatre adjudants, taillés sur le même modèle que lui. De la fenêtre nous les avons regardés partir à cinq dans une voiture légère, cinq vieux soldats, cinq hommes en colère pour prendre en main un millier de rappelés enragés.
Jappris la suite plus tard. Le capitaine Anselme refusa avec un mépris rogue découter les conseils de prudence des aviateurs paniqués. Suivi de ses quatre adjoints, il sest avancé à pied, au pas de montagnard, la canne à la main. Sans hâte et sans hésitation, il sest enfoncé dans la foule des rappelés et, dinstinct, sest placé au centre de gravité de la masse.
Étonnés, les « forcenés » lont dabord regardé sans réagir. Puis un groupe de meneurs sest précipité vers lui. Il les a stoppés dans leur élan :
Tout à lheure, les gars ! Tout à lheure on aura le temps de discuter. Maintenant, cest lheure de la soupe et jai faim. Alors, vous allez maider à mettre un peu dordre dans ce b
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À minuit, les rappelés en colère de Mont-de-Marsan avaient embarqué en ordre dans les Noratlas et volaient vers lAlgérie. Ils devaient manifester une fois encore, quand, le bataillon des fusiliers de lair étant organisé, le capitaine Anselme leur annonça quil les quittait pour rejoindre son régiment. Les rappelés sopposèrent à cette décision du commandement, avec une fermeté amicale. Le capitaine Anselme fut maintenu en service et commanda ce bataillon de rappelés jusquà leur libération. On a déclaré, dans le Constantinois, que cette unité fit honnêtement son métier de bataillon dinfanterie, sans incident et sans accident. Ce ne fut pas le cas général.
Les mutineries du printemps et les erreurs de la mobilisation en métropole engendrèrent alors des conséquences logiques et tragiques. Une section dun bataillon de rappelés, indisciplinée et mal encadrée, se fit massacrer dans les gorges de Palestro. Les pertes par accident dauto, dues pour la plupart à lindiscipline et au désordre, furent de loin plus lourdes que celles dues aux armes de lennemi. Le 584ème débarqua à Alger entre deux haies de gendarmes. Un officier rappelé pour encadrer un autre bataillon de marche du train, laspirant Maillot, déserta en livrant aux hors-la-loi un camion darmes. Ironie amère du destin ! Un mois plus tard, laspirant félon était tué par ses propres hommes après avoir été livré aux forces de lordre par les fellahs du douar des Beni Boudouane quil avait rejoints en désertant !
Le 1er hussards, équipé de chars pour faire la guerre atomique, avait été implanté en Petite Kabylie, dans des montagnes abruptes et couvertes. Les blindés ne pouvaient pas sortir de la route et les équipages ne pouvaient pas abandonner les chars pour traquer les H.L.L. qui vivaient et prospéraient sur les sommets escarpés et dans les ravins boisés. Le 1er hussards croupissait dans une semi inaction et dans la conscience trouble de son inefficacité notoire.
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La pacification est un mot bâtard, une politique de remplacement et une mission imprécise entre la paix et la guerre. Le gouvernement ne savait pas faire la paix et larmée ne pouvait pas faire la guerre. On faisait la pacification, et cette armée de rappelés, mobilisée à grands frais, souffrant autant de son propre désordre que de lindécision du pouvoir, se desséchait dennui et dinutilité sous le grand soleil dAlgérie. Comme disait le père Anselme, « on était vraiment commandés par des c ». Sous une forme infiniment plus respectueuse, javais tenté dexprimer cette opinion à mes supérieurs. En désespoir de cause, je demandai à être placé en congé sans solde, autrement dit à être rendu à la vie civile. Jattendais la réponse du ministre à ma requête quand je fus brusquement convoqué à Alger. Par un beau matin des tout premiers jours doctobre, un aide de camp chamarré dor comme un portier de palace, me poussa dans le bureau du général Lorillot, commandant la Xème région militaire.
Le général Lorillot avait la réputation dêtre sobre de gestes, bref de verbe et froid daccueil. Son regard qui me détaillait me rappela celui dun maquignon de mes amis examinant une occasion douteuse à la foire aux chevaux dArgentat.
Il paraît bien jeune, mais on na pas le choix, marmonna le général.
Puis, changeant de ton :
Vous prenez votre commandement immédiatement. Mon chef détat-major vous mettra au courant des détails.
Le colonel chef détat-major mexprima quelques paroles de sympathie banales et me confia au lieutenant-colonel, sous-chef détat-major, qui me présenta au commandant, chef du 1er bureau, lequel madressa brièvement à son capitaine adjoint En moins de dix minutes, je me retrouvai au bas de létat-major, dans un placard transformé en bureau, devant ladjudant chargé de tenir le fichier des unités. Cet honnête comptable des effectifs me communiqua la fiche du 584ème bataillon de marche du train que javais lhonneur de commander depuis un quart dheure.
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La fiche nest pas à jour, avoua ladjudant en hochant la tête. Depuis plus de six mois, malgré les notes impératives de rappel, ce bataillon ne nous envoie plus ni compte rendu, ni état des effectifs, ni rapports Rien !
Ladjudant était consciencieux et il avait le temps. Il me donna quelques informations. Le 584ème était, pour lheure, implanté au lieu-dit Bordj de lAgha, à 80 km au sud de Bou-Saada. Il avait été déplacé souvent. Personne nen voulait. De secteur en secteur, le bataillon maudit avait été refoulé dans ce haut plateau désertique de lAtlas saharien où il vivotait dans une douce anarchie. Cétait une sorte de quarantaine sanitaire. Pour éviter de contaminer les unités saines, les rappelés du 584ème étaient interdits de séjour à Bou-Saada. On les ravitaillait par parachutages, deux fois par semaine Cest tout ce que pouvait me dire ladjudant.
À mon sujet, le grand état-major dAlger se posait un seul problème : mexpédier aussi vite que possible à Bordj de lAgha. Le général avait envisagé de me- faire parachuter avec les caisses de viande congelée et les sacs de pain. Ce jour-là, lavion était déjà parti. On me trouva une place dans un convoi vers le sud qui quittait Alger le lendemain.
En arrivant à Bou-Saada, je me présentai au commandant du secteur. Cest de bonne règle et jespérais sans doute quelque réconfort, sinon quelque secours. Le colonel Katz venait de prendre son commandement. Il maccueillit avec sa cordialité coutumière et maffranchit avec son cynisme naturel.
Votre bataillon ne vaut rien, dit-il. Les rappelés du 584ème vivent dans lanarchie la plus complète, et ils auraient vécu ainsi jusquà leur libération sans un malheureux incident.
Le général Malaguti, inspecteur de linfanterie, était alors en tournée dinspection dans le Sud, quand, pour un incident mécanique mineur, son petit avion fut contraint de se poser sur la piste de secours de Bordj de lAgha. Tandis que le pilote du « piper » procédait à une réparation de fortune, le général sortit de lappareil pour se dégourdir les jambes. Il fut aussitôt entouré par une bande de types curieux, décontractés et familiers.
« Vous avez vu, les gars, sexclamaient ces étranges militaires, il a quatre étoiles sur les épaules, le mec ! » Puis, sadressant au général : « Dis donc, grand-père, tu dois savoir quand cest la quille Dis-nous-le, quoi !... Oh ! gueule pas comme ça, on est entre copains !... »
Et, ce disant, ils lui tâtaient les épaulettes, me racontait le colonel Katz, jovial, lui tapaient cordialement dans le dos. Vous savez, Malaguti a très mauvais caractère. En arrivant à Alger, il était noir de colère, sa tension artérielle était montée de deux points. Il refusa de voir le général Lorillot et lui adressa une lettre dinjures : « Jai subi la plus grande honte de ma vie militaire en trente-cinq ans de service. » À la suite de cet incident, le général Lorillot décida de changer le chef de corps du 584ème. Et voilà pourquoi vous avez été désigné en catastrophe !... Vous comprenez maintenant ?
Je comprenais. Je navais que quatre galons sur les épaules, un insigne de grade qui, dans larmée, confère infiniment moins dautorité que les quatre étoiles
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Je vous prête mon hélicoptère, conclut Katz, il a le temps de vous déposer à Bordj de lAgha et de revenir avant la nuit. Vu den haut, le poste du 584ème bataillon du train se présentait comme un vaste rassemblement dabris en planches, de toits de tôle rouillée, de toiles de tente avachies parmi des ruines sèches, un bidonville où grouillaient des clochards comme des cloportes dans une souche pourrie. Lhélico se posa en soulevant une tornade de poussière.
Dépêchez-vous de descendre ! hurla le pilote pour dominer le grondement du moteur. Jai ordre de décoller aussitôt Jai peur quils ne me cassent lhélicoptère comme la dernière fois, ajouta-t-il en me montrant du pouce une foule de deux cents ou trois cents types massés en demi-cercle à la limite de la poussière.
Après les rugissements du moteur au décollage, le souffle furieux du rotor et les rafales de sable qui me fouettaient le visage, limmobilité du désert menveloppe dans un silence immense et oppressant.
Je suis adossé à la plaine ocre, infinie, à la hamada sans refuge. Devant moi, le mur en ruine de lancien bordj, mais, pour latteindre, il faut traverser la foule, le comité daccueil. Au coup dil, ils sont plus de trois cents hommes. Beaucoup portent encore des pièces duniforme, panachées avec de vieux effets civils ou des djellabas indigènes. Ils forment un demi-cercle de badauds les mains dans les poches jusquau coude, les jambes écartées dans une attitude qui me paraît aussi éloignée que possible de la position réglementaire du garde-à-vous. Et aucun officier, aucun gradé, en vue
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Depuis la veille, jappréhendais cet instant. Javais imaginé plusieurs situations délicates, préparé des gestes, des répliques, voire des déclarations Ma surprise est complète.
Jai le ventre mou, la gorge serrée, les pores de la peau dilatés, symptômes infaillibles de la trouille. Mon imagination, débridée par la peur, envisage le pire. Cette foule peut se refermer sur moi, comme les pétales dune fleur carnivore sur un insecte La foule des émeutes, des paniques, des lynchages, animal féroce, sans raison
« Il ne faut pas quune bête sauvage flaire la peur, sinon elle attaque. » Il me semble entendre le père Anselme. « Il faut continuer à marcher sans hésitation, sans geste brusque »
Je jette mon sac sur lépaule et je marche vers le poste, droit sur la foule. Dès le premier pas, je nai plus peur. Javance sans hâte et sans hésitation, le ventre dur, la gorge libre, les glandes sèches. Mon regard me précède, cherche une faille, détache de la foule un visage, les joues mangées par une barbe courte, la tête hirsute auréolée par les bords effrangés dun chapeau de brousse. Dans cette foule bestiale, jai trouvé un regard humain. Je le fixe, je le capte pour ne pas le perdre.
Je marche droit sur lui. Le garçon doit éprouver un peu de malaise davoir été choisi pour objectif. Sous mon regard, il sanime, sort une main de sa poche, se gratte la barbe, en profite pour ajuster sa coiffure Ses talons se rapprochent ; instinctivement, il redresse les épaules. Je suis encore à six pas de lui quand il crie : « Fixe ! »
Lordre agit comme une décharge électrique. Une ondulation court dans la masse, gagne de proche en proche selon les lois mécaniques du déterminisme militaire. Les hommes simmobilisent en silence dans une attitude qui sapparente au garde-à-vous.
Je salue lentement mon adversaire.
Ton nom, grade, emploi ?
Langlois, 2ème classe, cuisinier au bataillon.
Langlois ! Je naime pas les cheveux dans la soupe. Demain matin, tu te présenteras rasé, les cheveux coupés, et les mains propres Conduis-moi au P.C. du bataillon.
Le reste ne fut que routine. Joccupai les deux premiers jours à réorganiser le bataillon, à former et encadrer les compagnies, à mettre en place les services du corps.
Je commençai mon inspection par les cuisines (bon ou mauvais, un bataillon mange deux fois par jour). Elles étaient installées sous un auvent couvert de planches et de cartons, un sol humide et puant lordure, des tables grasses, un milliard de mouches et une vingtaine de cuistots aussi sales que les gamelles Mais, au premier rang, je reconnus Langlois, rasé et propre.
Qui est responsable de ce fumier ?
Il y eut des murmures, des hésitations, des regards échangés furtivement. Puis un des cuistots graisseux se présenta. Sur sa manche un galon de sergent tenait par un fil et je neus aucune peine à larracher.
Je madressai à Langlois :
À partir de maintenant, tu es responsable des cuisines. Je te donne plein pouvoir sur tes camarades et le choix des moyens. Tu as une heure pour me faire nettoyer ça.
Le repas fut servi à midi précis, distribué équitablement et en ordre. Les gamelles étaient propres et le rata appétissant. Lex-sergent avait un il au beurre noir et un air totalement soumis. Ses camarades félicitèrent Langlois pour la qualité de la soupe et pour sa première « ficelle ».
Daprès la fiche de létat-major dAlger, je pouvais compter sur quatre officiers et une dizaine de sous-officiers. Dans cette foule dun millier de jeunes Français, des électeurs râleurs, je trouvais Langlois et une majorité de bonne volonté. Les deux premiers jours je dégradai les incapables pour confier les responsabilités à ceux qui faisaient preuve dautorité. Il restait à faire comprendre à ces hommes et à ces citoyens le sens du service national. Cest une abstraction quon ne peut comprendre que dans laction.
Le troisième jour, le bataillon, au complet, partit en opération. Après neuf jours de marche, nous encerclâmes une petite bande de fellaghas dans un djebel désertique. Le combat fut bref Nous navions pas subi de pertes. Parmi les H.L.L. tués, les prisonniers identifièrent le chef Si Ziane, « le général du Sahara » Il sétait battu courageusement et je le fis enterrer sur place avec les honneurs militaires. Les prisonniers parlèrent et lun deux nous indiqua, à lhorizon, une crête ruiniforme, refuge du reste de la bande, la « caserne », dit le fellagha, où se cachaient deux cents fusils environ. Laprès-midi touchant à sa fin, je décidai dattendre laube pour attaquer le repaire.
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Le bataillon sétait installé en hérisson autour dun puits à moutons. Les lauriers-roses fournissaient du bois mort. Nous avions des vivres, de leau, du feu
Avant de prendre du repos, javais une affaire à régler. Au moment de laccrochage, le lieutenant X avait manifesté une mauvaise volonté évidente à exécuter les ordres. Ses hommes avaient traîné à larrière, laissant aux camarades les risques et lhonneur du baroud. Ce qui ne les avait pas gênés le moins du monde, une fois le combat terminé, pour « casser la gueule » à un prisonnier.
Je rassemblai les compagnies en carré et, pour la première fois, je parlai directement aux hommes du 584ème.
La raison dêtre dune armée est dobéir aux ordres du gouvernement. Cest la règle de la démocratie et la loi de la République. Mon métier est de respecter et de faire respecter cette loi, quon appelle aussi « règlement de discipline générale ». Vous savez maintenant que vous pouvez compter sur moi pour faire mon métier honnêtement. Je sais, ce soir, que je peux compter sur vous sur vous tous, sauf sur le lieutenant X
Je rappelai laffaire de laprès-midi, avant de conclure :
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Demain, nous devrons sans doute combattre, et peut-être dautres fois si cest nécessaire. Cest pourquoi je nai pas le droit de tolérer parmi nous des lâches qui refusent daffronter un ennemi armé, et maltraitent un adversaire désarmé. Pour un soldat, un prisonnier nest plus un ennemi mais déjà lami de demain. Il doit être traité comme tel.
Le lieutenant X et ses hommes ne sont pas des soldats. En conséquence, ils ne font plus partie du bataillon, jusquà nouvel ordre. Ils quitteront immédiatement le camp pour rejoindre, par leurs propres moyens, le poste de Bordj de lAgha et y attendre la décision du commandement.
La nuit était tombée sans crépuscule. Les feux de bivouac éclairaient le rassemblement. Immobiles et en silence, les soldats du 584ème bataillon regardèrent la petite colonne des bannis sortir du cercle de lumière et senfoncer dans les ténèbres extérieures.
La nuit était froide. Nous avons mangé serrés au coude à coude autour des feux, avant de nous allonger côte à côte pour dormir. Les sentinelles veillaient. Nous étions vainqueurs. Nous nous sentions en sécurité. Nous avions chaud.
Dans ce bivouac, ils étaient un millier de jeunes Français et beaucoup ne comprenaient pas très bien pourquoi ils avaient été « rappelés », au nom de quel principe supérieur, de quelle politique on leur avait demandé de quitter leur foyer, latelier, le bistrot habituel, pourquoi ils avaient dû se séparer de leurs amis et de leurs amours. Moi-même, je nétais pas certain de pouvoir leur donner une explication convaincante, et je me serais sans doute trompé
Ce soir-là, je leur avais donné seulement une raison dêtre fiers. Ils avaient conscience davoir accompli un devoir national, et ils avaient retrouvé la chaleur de la solidarité des hommes, la lumière de lamitié.
Il faisait bon être ensemble dans ce petit cercle de chaleur et de lumière, au milieu du désert froid, sombre, rempli de présences hostiles.
Jean POUGET