Spécial : La guerre d’Algérie

N° 215 du 14 février 1972

LA GROGNE DES RAPPELÉS

La base de Mont-de-Marsan où, 900 rappelés refusant de partir pour l’Algérie, on dut appeler l’« ancien »…

 

BORDJ DE L’AGHA

Au moment où commence cette histoire, Jean Pouget était commandant au 1er hussards parachutistes à Tarbes. Il occupait les fonctions de chef d’état-major du régiment durant la phase d’incorporation des rappelés. Au début d’octobre 1956, il fut « parachuté » à la tête d’un bataillon de rappelés du train des équipages, un bataillon de marche sous encadré et mal équipé, sans moral et sans discipline. Il y trouva les ressources humaines suffisantes pour construire en quelques semaines une unité de combat. Nous lui avons demandé de raconter ses souvenirs. Jean Pouget, parachuté sur Ðiên-Biên-Phú et prisonnier de l’Armée populaire du Viêt-Nam, fut libéré en septembre 1954 après de longues semaines de captivité.

Le 11 avril 1956, le conseil des ministres adopta trois décrets « autorisant le rappel des classes disponibles »…

La France mobilise ! Habituellement, dans ce cas, on peut s’illusionner quelques heures en se disant : « La mobilisation n’est pas la guerre ! » Cette fois, la guerre en Algérie a précédé la mobilisation. Les rappelés ne peuvent pas se faire d’illusions, l’été sera chaud.

L’hiver a été froid. La coalition du Front républicain a gagné les élections sur le thème « Paix en Algérie ! ». En avril, le gouvernement tient la promesse électorale et envoie ses électeurs « faire la pacification ».

Il arrive que, même dans ce pays de soleil, l’hiver soit froid et boueux.

En France aussi, l’hiver a été « froid »… Politiquement.

« La pacification n’est pas la paix », hurle l’opposition, qui n’a pas attendu la mobilisation pour se déchaîner contre « la sale guerre » – autre façon de dire pacification. Le 1er avril, Claude Bourdet, pour ses articles dans France Observateur, a été inculpé d’« entreprise de démoralisation de l’armée ».

Les électeurs rappelés ne sont pas contents. En janvier, la plupart d’entre eux étaient d’accord pour « garder l’Algérie à la France » – formule qui semble, en 1956, adoptée par la quasi-totalité des partis politiques. Mais ils ignoraient qu’on ferait appel à eux pour réaliser ce programme.

Alors, ils écoutent l’opposition, et le printemps est effervescent.

Lorsque les disponibles, rappelés à l’honneur de servir, se mettent en route selon les prescriptions de leur fascicule de mobilisation et sur l’injonction du gendarme, ils trouvent des itinéraires préparés. Tracts, affiches, graffiti, banderoles, commandos de militants et agitateurs professionnels leur soufflent des slogans politiques et des cris de colère. Bardés de musettes à casse-croûte, brandissant des litrons vides et des « quilles » peintes, ils débarquent par wagons dans toutes les gares en braillant : « Mollet au poteau ! Lacoste aux ch… ! Fusillez Bourgès ! », etc. Des camions militaires hérissés de poings tendus, chargés comme des canons d’invectives et de provocations, parcourent les rues et les places des grandes villes de garnison, répandant une ambiance prérévolutionnaire dans le style des films de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein.

Les cris subversifs scandalisent, à la terrasse du « Café Moderne », l’ancien combattant qui a oublié 1940. Le désordre effraie le commerçant, qui craint pour sa vitrine. Et cette mâle provocation fait délicieusement frissonner la fille interpellée sur le trottoir.

En vérité, les rappelés crient surtout : « Vive la quille ! », mot incantatoire du vocabulaire militaire chargé de la mélancolie des adieux, de la nostalgie du foyer et de l’espoir du retour. Il y a de la ferveur dans cette prière jaculatoire. « La quille » arrache une larme à la mère qui regarde partir son fils, un soupir à la jeune épouse seule dans le lit trop grand…

 

La guerre d’Algérie n’osait pas encore dire son nom. Et pourtant, le pays se couvrait de soldats…

On crie « la quille » et l’on enchaîne en vouant aux gémonies, au poteau d’exécution et aux tinettes, les ministres et les généraux. Puis on exécute les ordres du gendarme sans chercher à comprendre.

L’armée, la « vieille mule au pas lent » – l’expression n’est pas de moi –, se met en marche. Il lui faut incorporer, équiper, ordonner, pour le bien du service et l’honneur des armes, 150 000 ou 200 000 hommes. Le bât est lourd. Evidemment, il ne manque pas un bouton au paquetage que l’intendance sort de la naphtaline. Tout au plus s’aperçoit-on, au dernier moment, que le pantalon de toile coupé à la taille d’un partisan vietnamien est trop étroit pour un ventre de réserviste. On déplace les boutons, on découd le revers, on se débrouille… On se débrouillerait mieux si on avait suffisamment de cadres.

Ici, le bât blesse. L’armée manque d’officiers et de sous-officiers pour encadrer les rappelés. Les cadres de l’infanterie, qui ont payé la plus lourde part des pertes en Indochine, sont usés. Les sept promotions de saint-cyriens disparues en Extrême-Orient manquent à l’appel. Et les forces vives sont déjà engagées en Afrique du Nord.

Le contingent des disponibles a été découpé en tranches de 1 000, du tout-venant. On fabrique des « bataillons de marche » avec des transmetteurs, des tringlots, des fusiliers de l’air, des cavaliers, des artilleurs, etc. Pour les encadrer, on racle les fonds de tiroir et les fichiers du personnel. C’est le grand coup de balai dans les planques poussiéreuses, on réactive des lieutenants d’administration, on réanime des capitaines d’habillement de cinquante ans, des commandants au seuil de la retraite, des invalides d’oflag, pour commander, organiser, entraîner des hommes mécontents, des électeurs excités qui gueulent leur colère.

Alors, les incidents se multiplient, diffusés complaisamment par la presse qui les encourage. À Eymoutiers, la municipalité (communiste) s’oppose au passage des convois militaires. À Mourmelon, 2 000 réservistes, entassés dans le camp, sans ordre et sans cadres, manifestent violemment. À Dreux, un bataillon de marche du train des équipages – le 584ème – met à sac la gare avant de partir pour Marseille…

Les rappelés allaient vite comprendre que l’Algérie, ce n’était pas ces cartes postales avec « deux palmiers et trois chameaux »

Ils sentent la sueur, le vin et la révolte

À lire les journaux, on pourrait croire que la Grande Muette est devenue un foirail plein de clameurs. Rien n’est plus ennuyeux que l’uniformité. La presse ne dit rien des régiments heureux qui disposent de cadres en qualité et en quantité suffisantes, .où les rappelés reprennent l’uniforme sans manifester bruyamment leur colère.

À Tarbes, garnison du 1er hussards parachutistes, régiment de pointe de la 25ème D.A.P., fer de lance de l’armée, le calme règne dans les vieux murs du quartier Larrey. En un mois, nous avons mis sur le pied de guerre deux régiments de réserve. Il nous reste quinze jours pour compléter nos effectifs, percevoir notre équipement, avant d’embarquer à la fin de mai.

A quelques semaines de sa retraite, Anselme« rempile », pour « mettre de l’ordre dans ce b… »

Nos rappelés arrivent par les trains de nuit. Au petit matin, quand l’officier de service les accueille en gare, ils ressemblent à tous les rappelés. Ils ont l’œil rougi par la fatigue, la voix éraillée par les gueulantes, la mâchoire ligneuse. Ils sentent la sueur, le vin et la révolte.

Dans ce calme  paysage de maquis, le mot n’a plus le sens qu’on lui donne en Provence ou en Corse. Ici, il sent la poudre

Au quartier, on leur offre une douche chaude, du linge propre et un café fort. Les cadres leur donnent un horaire à respecter, du travail à faire, une mission à remplir. Ils trouvent une place préparée et des responsabilités à assumer. À midi, le troupeau hirsute du matin est formé en troupe.

Si ma mémoire est bonne, c’est à la fin d’une de ces journées de mai que je reçus une communication téléphonique urgente du colonel commandant la base aérienne de Mont-de-Marsan. La voix du colonel était tendue :

– Depuis ce matin, dit-il, j’ai 900 forcenés sur les bras… Vous pouvez peut-être entendre leurs hurlements dans l’écouteur… Ils se sont retranchés dans un coin de la base et refusent d’obéir. Ils refusent d’embarquer dans les avions qui doivent les transporter en Algérie… Ça peut tourner à l’émeute… Envoyez-moi d’urgence des officiers et des sous-officiers pour les encadrer. Je téléphone à Paris pour régulariser ma demande…

Mont-de-Marsan était la base du Centre d’expérimentation de l’armée de l’air. On y trouvait des pilotes d’essai, des ingénieurs de recherche, des techniciens de pointe, toutes sortes de spécialistes rares sauf des « officiers de troupe », cette espèce d’officier sans spécialité technique et par conséquent inutile dans la guerre atomique et électronique que préparait le grand état-major.

Une terre au relief tourmenté, où chaque repli du paysage peut dissimuler l’adversaire.

Les rappelés l’apprendront, mais ils sauront, bien encadrés, s'adapter rapidement à toutes les conditions de combat

 

Anselme, un vieux soldat

L’adjudant-chef Mallard, qui dirige le secrétariat du régiment, un personnage modeste mais un des rouages essentiels du 1er hussards, a entendu mes réponses réservées et deviné le reste. Il me présente l’état des effectifs du régiment qu’il tient à jour, heure par heure.

– À la rigueur, dit-il, on peut détacher quatre adjudants, mais aucun officier n’est disponible…

Après un silence chargé d’ironie et de rigolade, il suggère :– Il y aurait bien le capitaine Anselme…, mais c’est à vous de le prévenir.

Anselme est le type du vieux soldat : trente-cinq ans de service dans le rang. Il vient de rentrer du Maroc et je lui ai remis aujourd’hui une permission de longue durée, sa dernière permission car, atteint par la limite d’âge de son grade, le capitaine doit prendre sa retraite dans quelques semaines. Théoriquement, il est toujours en service et l’urgence de la mission justifierait sans doute son rappel. Encore faut-il lui annoncer la nouvelle, comme dit Mallard en rigolant franchement.

Le père Anselme était célibataire, court de pattes et large de poitrine, velu et rugueux d’abord, comme un ours des Pyrénées, son pays. Il passait ses loisirs dans la montagne. Se nourrissant de pain et de fromage, couchant au hasard dans les cabanes de bergers ou les abris naturels, il parcourait toujours seul les espaces solitaires des Pyrénées centrales, où survivent les derniers ours bruns. Cette manie ou cette passion avait donné naissance à une légende que les anciens racontaient :

– C’est un type un peu bizarre. Il vit avec les ours…

Tout le monde connaissait la thèse du père Anselme. C’est la peur qui rend l’homme ou la bête méchant. Les ours flairent la peur sur la peau de l’homme. Ils savent d’instinct que l’homme qui sue la peur peut devenir dangereux et c’est pourquoi ils l’attaquent, en légitime défense préventive.

– Anselme n’a pas peur des ours et les ours le connaissent bien, disait-on dans les popotes. Il lui est arrivé, un jour d’orage, de chercher refuge dans une tanière occupée par un vieil ours. Les deux solitaires ont passé la nuit ensemble… On ne sait pas ce qu’ils se sont raconté…

 

Quadrillage et ratissage deviennent les mamelles de cette guerre.

On vient d’arrêter des suspects. Quelle sera leur vérité ?

Accepteront-ils ou non de participer à une guerre révolutionnaire ?

 

Cinq hommes en colère

L’aspect revêche, grincheux, rude, du vieux capitaine donnait du crédit à sa légende. Les plus sceptiques reconnaissaient que « l’ours et Anselme se ressemblaient trop pour ne pas se comprendre ».

Arracher sa permission au père Anselme allait être aussi agréable pour moi que retirer un os de mouton des pattes d’un ours brun. Cette pensée semblait réjouir fort l’adjudant-chef Mallard.

– J’ai déjà envoyé la voiture de service chercher le capitaine chez lui. Il sera là d’un moment à l’autre. Je vous laisse en tête à tête.

Il est probable que le père Anselme n’a pas flairé la terreur humide que j’éprouvais quand d’une voix sèche je lui notifiai l’ordre de se rendre à Mont-de-Marsan pour prendre en main les « rappelés de l’air ». Il a grogné : « Toujours les mêmes qui se font tuer… On est commandés par des c… », et quelques autres gracieusetés indistinctes à mon adresse et à celle des aviateurs en général. Puis il est parti sur-le-champ, avec ses quatre adjudants, taillés sur le même modèle que lui. De la fenêtre nous les avons regardés partir à cinq dans une voiture légère, cinq vieux soldats, cinq hommes en colère pour prendre en main un millier de rappelés enragés.

J’appris la suite plus tard. Le capitaine Anselme refusa avec un mépris rogue d’écouter les conseils de prudence des aviateurs paniqués. Suivi de ses quatre adjoints, il s’est avancé à pied, au pas de montagnard, la canne à la main. Sans hâte et sans hésitation, il s’est enfoncé dans la foule des rappelés et, d’instinct, s’est placé au centre de gravité de la masse.

Étonnés, les « forcenés » l’ont d’abord regardé sans réagir. Puis un groupe de meneurs s’est précipité vers lui. Il les a stoppés dans leur élan :

– Tout à l’heure, les gars ! Tout à l’heure on aura le temps de discuter. Maintenant, c’est l’heure de la soupe et j’ai faim. Alors, vous allez m’aider à mettre un peu d’ordre dans ce b…

Une petite ferme arabe. Un îlot de verdure au pied de collines pelées. Inoffensive ?

Mais l’est-elle vraiment ? Les rebelles ont pu y bivouaquer la nuit précédente, s’y cacher encore…

Deux haies de gendarmes

Les « rappelés en colère » de Mont-de-Marsan avaient embarqué en ordre dans les Noratlas et volaient vers l’Algérie…

À minuit, les rappelés en colère de Mont-de-Marsan avaient embarqué en ordre dans les Noratlas et volaient vers l’Algérie. Ils devaient manifester une fois encore, quand, le bataillon des fusiliers de l’air étant organisé, le capitaine Anselme leur annonça qu’il les quittait pour rejoindre son régiment. Les rappelés s’opposèrent à cette décision du commandement, avec une fermeté amicale. Le capitaine Anselme fut maintenu en service et commanda ce bataillon de rappelés jusqu’à leur libération. On a déclaré, dans le Constantinois, que cette unité fit honnêtement son métier de bataillon d’infanterie, sans incident et sans accident. Ce ne fut pas le cas général.

Les mutineries du printemps et les erreurs de la mobilisation en métropole engendrèrent alors des conséquences logiques et tragiques. Une section d’un bataillon de rappelés, indisciplinée et mal encadrée, se fit massacrer dans les gorges de Palestro. Les pertes par accident d’auto, dues pour la plupart à l’indiscipline et au désordre, furent de loin plus lourdes que celles dues aux armes de l’ennemi. Le 584ème débarqua à Alger entre deux haies de gendarmes. Un officier rappelé pour encadrer un autre bataillon de marche du train, l’aspirant Maillot, déserta en livrant aux hors-la-loi un camion d’armes. Ironie amère du destin ! Un mois plus tard, l’aspirant félon était tué par ses propres hommes après avoir été livré aux forces de l’ordre par les fellahs du douar des Beni Boudouane qu’il avait rejoints en désertant !

Depuis six mois, le 584ème bataillon de marche n’envoyait plus rien !

Le 1er hussards, équipé de chars pour faire la guerre atomique, avait été implanté en Petite Kabylie, dans des montagnes abruptes et couvertes. Les blindés ne pouvaient pas sortir de la route et les équipages ne pouvaient pas abandonner les chars pour traquer les H.L.L. qui vivaient et prospéraient sur les sommets escarpés et dans les ravins boisés. Le 1er hussards croupissait dans une semi inaction et dans la conscience trouble de son inefficacité notoire.

 

« On faisait la pacification, et cette armée de rappelés, mobilisée à grands frais […], se desséchait d’ennui et d’inutilité sous le grand soleil d’Algérie. »

« Il paraît bien jeune »

La pacification est un mot bâtard, une politique de remplacement et une mission imprécise entre la paix et la guerre. Le gouvernement ne savait pas faire la paix et l’armée ne pouvait pas faire la guerre. On faisait la pacification, et cette armée de rappelés, mobilisée à grands frais, souffrant autant de son propre désordre que de l’indécision du pouvoir, se desséchait d’ennui et d’inutilité sous le grand soleil d’Algérie. Comme disait le père Anselme, « on était vraiment commandés par des c… ». Sous une forme infiniment plus respectueuse, j’avais tenté d’exprimer cette opinion à mes supérieurs. En désespoir de cause, je demandai à être placé en congé sans solde, autrement dit à être rendu à la vie civile. J’attendais la réponse du ministre à ma requête quand je fus brusquement convoqué à Alger. Par un beau matin des tout premiers jours d’octobre, un aide de camp chamarré d’or comme un portier de palace, me poussa dans le bureau du général Lorillot, commandant la Xème région militaire.

Le général Lorillot avait la réputation d’être sobre de gestes, bref de verbe et froid d’accueil. Son regard qui me détaillait me rappela celui d’un maquignon de mes amis examinant une occasion douteuse à la foire aux chevaux d’Argentat.

– Il paraît bien jeune, mais on n’a pas le choix, marmonna le général.

Puis, changeant de ton :

– Vous prenez votre commandement immédiatement. Mon chef d’état-major vous mettra au courant des détails.

Le colonel chef d’état-major m’exprima quelques paroles de sympathie banales et me confia au lieutenant-colonel, sous-chef d’état-major, qui me présenta au commandant, chef du 1er bureau, lequel m’adressa brièvement à son capitaine adjoint… En moins de dix minutes, je me retrouvai au bas de l’état-major, dans un placard transformé en bureau, devant l’adjudant chargé de tenir le fichier des unités. Cet honnête comptable des effectifs me communiqua la fiche du 584ème bataillon de marche du train que j’avais l’honneur de commander depuis un quart d’heure.

– La fiche n’est pas à jour, avoua l’adjudant en hochant la tête. Depuis plus de six mois, malgré les notes impératives de rappel, ce bataillon ne nous envoie plus ni compte rendu, ni état des effectifs, ni rapports… Rien !

L’adjudant était consciencieux et il avait le temps. Il me donna quelques informations. Le 584ème était, pour l’heure, implanté au lieu-dit Bordj de l’Agha, à 80 km au sud de Bou-Saada. Il avait été déplacé souvent. Personne n’en voulait. De secteur en secteur, le bataillon maudit avait été refoulé dans ce haut plateau désertique de l’Atlas saharien où il vivotait dans une douce anarchie. C’était une sorte de quarantaine sanitaire. Pour éviter de contaminer les unités saines, les rappelés du 584ème étaient interdits de séjour à Bou-Saada. On les ravitaillait par parachutages, deux fois par semaine… C’est tout ce que pouvait me dire l’adjudant.

À mon sujet, le grand état-major d’Alger se posait un seul problème : m’expédier aussi vite que possible à Bordj de l’Agha. Le général avait envisagé de me- faire parachuter avec les caisses de viande congelée et les sacs de pain. Ce jour-là, l’avion était déjà parti. On me trouva une place dans un convoi vers le sud qui quittait Alger le lendemain.

En arrivant à Bou-Saada, je me présentai au commandant du secteur. C’est de bonne règle et j’espérais sans doute quelque réconfort, sinon quelque secours. Le colonel Katz venait de prendre son commandement. Il m’accueillit avec sa cordialité coutumière et m’affranchit avec son cynisme naturel.

– Votre bataillon ne vaut rien, dit-il. Les rappelés du 584ème vivent dans l’anarchie la plus complète, et ils auraient vécu ainsi jusqu’à leur libération sans un malheureux incident.

Le général Malaguti, inspecteur de l’infanterie, était alors en tournée d’inspection dans le Sud, quand, pour un incident mécanique mineur, son petit avion fut contraint de se poser sur la piste de secours de Bordj de l’Agha. Tandis que le pilote du « piper » procédait à une réparation de fortune, le général sortit de l’appareil pour se dégourdir les jambes. Il fut aussitôt entouré par une bande de types curieux, décontractés et familiers.

« Vous avez vu, les gars, s’exclamaient ces étranges militaires, il a quatre étoiles sur les épaules, le mec ! » Puis, s’adressant au général : « Dis donc, grand-père, tu dois savoir quand c’est la quille… Dis-nous-le, quoi !... Oh ! gueule pas comme ça, on est entre copains !... »

– Et, ce disant, ils lui tâtaient les épaulettes, me racontait le colonel Katz, jovial, lui tapaient cordialement dans le dos. Vous savez, Malaguti a très mauvais caractère. En arrivant à Alger, il était noir de colère, sa tension artérielle était montée de deux points. Il refusa de voir le général Lorillot et lui adressa une lettre d’injures : « … J’ai subi la plus grande honte de ma vie militaire en trente-cinq ans de service. » À la suite de cet incident, le général Lorillot décida de changer le chef de corps du 584ème. Et voilà pourquoi vous avez été désigné en catastrophe !... Vous comprenez maintenant ?

Je comprenais. Je n’avais que quatre galons sur les épaules, un insigne de grade qui, dans l’armée, confère infiniment moins d’autorité que les quatre étoiles…

Crapahuter, marcher des heures sous le poids de son arme, dans des vallonnements sans ombre.

Au fond, le lit d’un oued. Un oued tari. Où donc se cachent les « fellouzes » ?

 

Un bidonville où grouillaient des clochards

– Je vous prête mon hélicoptère, conclut Katz, il a le temps de vous déposer à Bordj de l’Agha et de revenir avant la nuit. Vu d’en haut, le poste du 584ème bataillon du train se présentait comme un vaste rassemblement d’abris en planches, de toits de tôle rouillée, de toiles de tente avachies parmi des ruines sèches, un bidonville où grouillaient des clochards comme des cloportes dans une souche pourrie. L’hélico se posa en soulevant une tornade de poussière.

– Dépêchez-vous de descendre ! hurla le pilote pour dominer le grondement du moteur. J’ai ordre de décoller aussitôt… J’ai peur qu’ils ne me cassent l’hélicoptère comme la dernière fois, ajouta-t-il en me montrant du pouce une foule de deux cents ou trois cents types massés en demi-cercle à la limite de la poussière.

Nous avons mangé coude à coude autour des feux, avant de nous endormir côte à côte

Après les rugissements du moteur au décollage, le souffle furieux du rotor et les rafales de sable qui me fouettaient le visage, l’immobilité du désert m’enveloppe dans un silence immense et oppressant.

Je suis adossé à la plaine ocre, infinie, à la hamada sans refuge. Devant moi, le mur en ruine de l’ancien bordj, mais, pour l’atteindre, il faut traverser la foule, le comité d’accueil. Au coup d’œil, ils sont plus de trois cents hommes. Beaucoup portent encore des pièces d’uniforme, panachées avec de vieux effets civils ou des djellabas indigènes. Ils forment un demi-cercle de badauds les mains dans les poches jusqu’au coude, les jambes écartées dans une attitude qui me paraît aussi éloignée que possible de la position réglementaire du garde-à-vous. Et aucun officier, aucun gradé, en vue…

 

Des éléments du 584ème bataillon de marche du train, au cours d’une pause, lors d’une opération

Un chef leur fit comprendre rapidement pourquoi ils se battaient et comment il fallait se battre.

Gamelles propres, rata appétissant

Depuis la veille, j’appréhendais cet instant. J’avais imaginé plusieurs situations délicates, préparé des gestes, des répliques, voire des déclarations… Ma surprise est complète.

J’ai le ventre mou, la gorge serrée, les pores de la peau dilatés, symptômes infaillibles de la trouille. Mon imagination, débridée par la peur, envisage le pire. Cette foule peut se refermer sur moi, comme les pétales d’une fleur carnivore sur un insecte… La foule des émeutes, des paniques, des lynchages, animal féroce, sans raison…

« Il ne faut pas qu’une bête sauvage flaire la peur, sinon elle attaque. » Il me semble entendre le père Anselme. « Il faut continuer à marcher sans hésitation, sans geste brusque… »

Je jette mon sac sur l’épaule et je marche vers le poste, droit sur la foule. Dès le premier pas, je n’ai plus peur. J’avance sans hâte et sans hésitation, le ventre dur, la gorge libre, les glandes sèches. Mon regard me précède, cherche une faille, détache de la foule un visage, les joues mangées par une barbe courte, la tête hirsute auréolée par les bords effrangés d’un chapeau de brousse. Dans cette foule bestiale, j’ai trouvé un regard humain. Je le fixe, je le capte pour ne pas le perdre.

Je marche droit sur lui. Le garçon doit éprouver un peu de malaise d’avoir été choisi pour objectif. Sous mon regard, il s’anime, sort une main de sa poche, se gratte la barbe, en profite pour ajuster sa coiffure… Ses talons se rapprochent ; instinctivement, il redresse les épaules. Je suis encore à six pas de lui quand il crie : « Fixe ! »

L’ordre agit comme une décharge électrique. Une ondulation court dans la masse, gagne de proche en proche selon les lois mécaniques du déterminisme militaire. Les hommes s’immobilisent en silence dans une attitude qui s’apparente au garde-à-vous.

Je salue lentement mon adversaire.

– Ton nom, grade, emploi ?

– Langlois, 2ème classe, cuisinier au bataillon.

– Langlois ! Je n’aime pas les cheveux dans la soupe. Demain matin, tu te  présenteras rasé, les cheveux coupés, et les mains propres… Conduis-moi au P.C. du bataillon.

Le reste ne fut que routine. J’occupai les deux premiers jours à réorganiser le bataillon, à former et encadrer les compagnies, à mettre en place les services du corps.

Je commençai mon inspection par les cuisines (bon ou mauvais, un bataillon mange deux fois par jour). Elles étaient installées sous un auvent couvert de planches et de cartons, un sol humide et puant l’ordure, des tables grasses, un milliard de mouches et une vingtaine de cuistots aussi sales que les gamelles… Mais, au premier rang, je reconnus Langlois, rasé et propre.

– Qui est responsable de ce fumier ?

Il y eut des murmures, des hésitations, des regards échangés furtivement. Puis un des cuistots graisseux se présenta. Sur sa manche un galon de sergent tenait par un fil et je n’eus aucune peine à l’arracher.

Je m’adressai à Langlois :

– À partir de maintenant, tu es responsable des cuisines. Je te donne plein pouvoir sur tes camarades et le choix des moyens. Tu as une heure pour me faire nettoyer ça.

Le repas fut servi à midi précis, distribué équitablement et en ordre. Les gamelles étaient propres et le rata appétissant. L’ex-sergent avait un œil au beurre noir et un air totalement soumis. Ses camarades félicitèrent Langlois pour la qualité de la soupe et pour sa première « ficelle ».

D’après la fiche de l’état-major d’Alger, je pouvais compter sur quatre officiers et une dizaine de sous-officiers. Dans cette foule d’un millier de jeunes Français, des électeurs râleurs, je trouvais Langlois et une majorité de bonne volonté. Les deux premiers jours je dégradai les incapables pour confier les responsabilités à ceux qui faisaient preuve d’autorité. Il restait à faire comprendre à ces hommes et à ces citoyens le sens du service national. C’est une abstraction qu’on ne peut comprendre que dans l’action.

Le troisième jour, le bataillon, au complet, partit en opération. Après neuf jours de marche, nous encerclâmes une petite bande de fellaghas dans un djebel désertique. Le combat fut bref… Nous n’avions pas subi de pertes. Parmi les H.L.L. tués, les prisonniers identifièrent le chef Si Ziane, « le général du Sahara »… Il s’était battu courageusement et je le fis enterrer sur place avec les honneurs militaires. Les prisonniers parlèrent et l’un d’eux nous indiqua, à l’horizon, une crête ruiniforme, refuge du reste de la bande, la « caserne », dit le fellagha, où se cachaient deux cents fusils environ. L’après-midi touchant à sa fin, je décidai d’attendre l’aube pour attaquer le repaire.

Le commandant Jean Pouget (à gauche, en cachabia), d’abord chef du 1er hussards parachutistes, à Tarbes

Honneur du baroud

Le bataillon s’était installé en hérisson autour d’un puits à moutons. Les lauriers-roses fournissaient du bois mort. Nous avions des vivres, de l’eau, du feu…

Avant de prendre du repos, j’avais une affaire à régler. Au moment de l’accrochage, le lieutenant X… avait manifesté une mauvaise volonté évidente à exécuter les ordres. Ses hommes avaient traîné à l’arrière, laissant aux camarades les risques et l’honneur du baroud. Ce qui ne les avait pas gênés le moins du monde, une fois le combat terminé, pour « casser la gueule » à un prisonnier.

Je rassemblai les compagnies en carré et, pour la première fois, je parlai directement aux hommes du 584ème.

– La raison d’être d’une armée est d’obéir aux ordres du gouvernement. C’est la règle de la démocratie et la loi de la République. Mon métier est de respecter et de faire respecter cette loi, qu’on appelle aussi « règlement de discipline générale ». Vous savez maintenant que vous pouvez compter sur moi pour faire mon métier honnêtement. Je sais, ce soir, que je peux compter sur vous… sur vous tous, sauf sur le lieutenant X…

Je rappelai l’affaire de l’après-midi, avant de conclure :

Une vie nouvelle pour de jeunes appelés ou rappelés.

Leur avait-on suffisamment expliqué les raisons de la guerre qu’ils devaient mener ?

La lumière de l’amitié

– Demain, nous devrons sans doute combattre, et peut-être d’autres fois si c’est nécessaire. C’est pourquoi je n’ai pas le droit de tolérer parmi nous des lâches qui refusent d’affronter un ennemi armé, et maltraitent un adversaire désarmé. Pour un soldat, un prisonnier n’est plus un ennemi mais déjà l’ami de demain. Il doit être traité comme tel.

Le lieutenant X… et ses hommes ne sont pas des soldats. En conséquence, ils ne font plus partie du bataillon, jusqu’à nouvel ordre. Ils quitteront immédiatement le camp pour rejoindre, par leurs propres moyens, le poste de Bordj de l’Agha et y attendre la décision du commandement.

La nuit était tombée sans crépuscule. Les feux de bivouac éclairaient le rassemblement. Immobiles et en silence, les soldats du 584ème bataillon regardèrent la petite colonne des bannis sortir du cercle de lumière et s’enfoncer dans les ténèbres extérieures.

La nuit était froide. Nous avons mangé serrés au coude à coude autour des feux, avant de nous allonger côte à côte pour dormir. Les sentinelles veillaient. Nous étions vainqueurs. Nous nous sentions en sécurité. Nous avions chaud.

Dans ce bivouac, ils étaient un millier de jeunes Français et beaucoup ne comprenaient pas très bien pourquoi ils avaient été « rappelés », au nom de quel principe supérieur, de quelle politique on leur avait demandé de quitter leur foyer, l’atelier, le bistrot habituel, pourquoi ils avaient dû se séparer de leurs amis et de leurs amours. Moi-même, je n’étais pas certain de pouvoir leur donner une explication convaincante, et je me serais sans doute trompé…

Ce soir-là, je leur avais donné seulement une raison d’être fiers. Ils avaient conscience d’avoir accompli un devoir national, et ils avaient retrouvé la chaleur de la solidarité des hommes, la lumière de l’amitié.

Il faisait bon être ensemble dans ce petit cercle de chaleur et de lumière, au milieu du désert froid, sombre, rempli de présences hostiles.

 

Jean POUGET