Jacques Guilloreau

Passage au 26e Escadron du Train
1955-57

"C'est nous les Africains…"
Appelé à l'activité le 21 octobre 1955, je dois rejoindre la caserne Chanzy, au Mans, avant de partir pour la Tunisie. Mon père m'accompagne à la gare de Saint-Hilaire-sur-Risle. Je suis à la fois un peu angoissé et heureux de partir pour un pays déjà lointain pour moi, pour un autre continent, une autre culture… Je sens qu'une page se tourne. Définitivement.
A huit par compartiment, nous entamons un périple en train de 25 heures, passant par Bordeaux, Agen, Toulouse, Carcassonne, Sète, Nîmes, Avignon ! Je passe la nuit allongé sur une couverture et parviens tout de même à dormir. Nous arrivons enfin au camp de Sainte-Marthe à Marseille le 23, vers minuit, un peu fatigués. Puis nous embarquons le 25, au port de la Joliette. C'est évidemment la première fois que je mets les pieds sur un paquebot. Mais ce n'est pas du tourisme ! Nous sommes regroupés dans les ponts inférieurs, avec tout de même une chaise longue de toile. Et pour nourriture, du ragoût de mouton. Pour beaucoup, c'est déjà "dégueulasse" ! Ils n'ont pas fini, les pauvres. Moi, du genre Homo sapiens "rusticus", je ne me laisse pas abattre. A ma grande surprise, je retrouve, là, Joseph Guérin dont j'ai fait connaissance lors des "opérations de sélection", plus communément appelées "les trois jours", au centre de Guingamp, dans les Côtes-du-Nord.
Beaucoup sont victimes du mal de mer et vomissent à qui mieux mieux ! C'est plutôt ce spectacle qui finirait par me soulever le cœur ! Alors, je préfère gagner le pont, au grand air et regarder la mer. Et contrairement à ce que je pensais, la Méditerranée n'est pas si calme. Elle offre des creux assez impressionnants au point que le navire, tout paquebot qu'il est, plonge et embarque des paquets d'eau par l'étrave. Lors de périodes d'accalmie, je vais à cet endroit, tout à l'avant, là où le navire tangue le plus. Effet de montagnes russes garanti. Je dois avoir le pied marin !
Après 24 heures environ de traversée, nous sommes en vue du port de la Goulette. Sitôt débarqués, nous sommes embarqués à bord de camions. Direction le quartier Foch, au Bardo, banlieue ouest de Tunis, une vaste caserne constituée de multiples bâtiments blancs, de style mauresque, de un ou deux étages pourvus d'un péristyle. L'ensemble est sillonné d'allées et de routes asphaltées bordées de palmiers et autres plantes locales. Ce pourrait être le cadre d'un séjour de vacances ! Mais nous ne sommes pas là pour rigoler. Pour assurer le MO, le "maintien de l'ordre".
Appelé au 26e ERT (Escadron régional du Train, mais rien à voir avec les chemins de fer !), je suis donc ce qu'on appelle dans le jargon militaire un "tringlot" et suis détaché au GT (Groupe de transport) 556 et affecté à un CIT (Centre d'instruction du train) pour faire mes classes. Délestés vite fait de nos vêtements civils, nous touchons le fameux paquetage qu'il nous appartient de tenir en parfait état : la tenue de combat en toile kaki (le treillis) assortie d'un casque léger et d'un casque lourd (l'un s'emboîtant dans l'autre), d'une paire de godillots de cuir noir à lacets, de divers compléments vestimentaires tels que calot, chemises, pulls, sous-vêtements… Nous touchons ultérieurement la tenue dite de sortie, en drap, retouchée à nos mesures, ainsi qu'une paire de chaussures basses de ville.
Côté hébergement, ce n'est pas le Club ! Plutôt spartiate cet immense garage à camions, en béton, transformé en dortoir avec lits métalliques superposés à perte de vue ! Des lits qu'il faut néanmoins soigneusement faire au carré, sous peine de les voir complètement renversés à terre. J'ai, entre autres, pour voisin de lit un nommé Gaston Hay, couvreur de profession, de Trélazé, près d'Angers, en Maine-et-Loire. Et pour chef de chambrée (enfin, de ce secteur de dortoir !), le brigadier-chef Garreau, l'un de nos instructeurs aussi, un appelé originaire de la Sarthe ou de Mayenne, qui exerce son autorité tel qu'il convient dans toute hiérarchie militaire, mais sans plus. De manière un peu plus cool que Renou, un autre brigadier-chef de carrière, grand, blond, qui me rappelle un peu les martiaux visiteurs d'outre-Rhin des années 40 ! Nous avons aussi parmi nous un garçon plein de talent, Jacques Wiemer, qui fait vibrer son violon autant que nous-mêmes, interprétant aussi bien musique classique que de variété. Il fait ainsi successivement chanter, gémir, pleurer son instrument et lui fait même imiter les bruits de la vie. Son violon est une voix. Nous ne tardons pas malheureusement à le perdre plus ou moins de vue. Très sollicité, je crois, pour animer les soirées des officiers et de leurs familles.
Quant à l'espace toilette, il est réduit à des alignements de robinets et de sortes d'auges métalliques en guise de lavabos, dehors, devant les grandes portes coulissantes de notre hangar-dortoir ! Bien sûr, il fait plus chaud ici qu'en Normandie, mais en novembre, c'est tout de même un peu frisquet !
Le réfectoire, situé à quelques dizaines de mètres, dans un bâtiment traditionnel, lui, est composé de tables de ciment recouvert de mosaïques et de bancs dans le même matériau. Du solide ! Mais cela manque un tantinet de chaleur. Enfin, en ce lieu, je découvre quelques spécialités exotiques : le couscous, le vin de Carthage, l'huile d'olive aussi dont l'odeur et la saveur, au début, me déconcertent un peu (mais elle ne doit pas être issue de première pression à froid !)…
Dans les jours qui suivent notre arrivée, nous avons le droit à une journée de tourisme. A Sidi Bou Saïd. Un très joli village typique, en bord de mer, avec des maisons, des hôtels mauresques. Un décor de carte postale dans l'harmonie d'une sobre palette de blanc et de bleu. Notre sympathique excursion est cependant attristée, au retour, par un accident. L'un de nos camions, un Ford, s'est renversé. Quelques blessés dont un, atteint d'une fracture du crâne, est rapatrié en France. Son service militaire sera sans doute abrégé.
Hormis ce court intermède, côté emploi du temps, ce n'est pas le chômage. Bien que ce ne soit pas non plus les horaires de la ferme ! Apprentissage de la marche au pas (pas évident pour tout le monde), défilé avec maniement d'armes, sont d'abord notre lot quotidien. Des exercices fastidieux ponctués, pour ceux qui ne réussissent pas ou veulent faire l'intéressant, par des séances de pompes plus ou moins généreusement alloués selon l'instructeur. Nous sommes aussi sommés de chanter, même si le cœur n'y est pas toujours, des chants militaires naturellement tels que C'est nous les Africains qui revenons de loin…", mais aussi des morceaux de salle de garde, comme Sémiramis, la reine de Babylone…", qui doivent un tant soit peu gêner les quelques camarades séminaristes parmi nous !
Pendant les pauses ou en fin de séances, nous pouvons nous restaurer auprès de marchands arabes ambulants. Ils viennent sur la route militaire (bordant l'un des côtés du quartier Foch) où nous manœuvrons et nous proposent : "Chauds, chauds, les beignets !", "Belles oranges bien mûres !" et autres compléments nutritionnels bienvenus après l'effort !
Durant approximativement les trois premiers mois, nous subissons la traditionnelle série de vaccinations contre un tas de maladies : choléra, diphtérie, tétanos, typhus… Une opération à la chaîne. Assis côte à côte sur des bancs, un infirmier (?) passe et nous plante une aiguille dans l'épaule, cependant qu'un second passe avec la seringue pour nous injecter le vaccin. Dure épreuve pour certains qui, parfois, se trouvent mal ou sont souffrants dans les heures qui suivent. Nous avons d'ailleurs droit à une journée de repos. J'en profite, moi, pour faire lessive et autre travaux d'intendance ! Mieux vaut plutôt se secouer, j'estime, que de s'allonger en pensant ne pas se sentir bien !
Est venu aussi le temps de se frotter au parcours du combattant que nous effectuons dans un autre quartier militaire proche, Forgemol. Courir, ramper sous des barbelés, marcher en équilibre sur une poutre, sauter des fossés, franchir de hauts murs, affronter la planchette dite japonaise… Enfin, rien que des facilités ! Mais cela revêt l'allure, quand même, d'épreuves sportives. Et comme brille en moi un reste de flamme de l'esprit de compétition, j'y prends un certain plaisir. Bien que n'étant pas très grand, je me classe parmi les meilleurs. Idem pour les exercices de tirs que nous allons effectuer, en camion, dans les grands espaces du lac plus ou moins asséché de Sijoumi, bordant le sud de Tunis : tir au fusil, au fusil-mitrailleur, au pistolet-mitrailleur et même au bazooka (lance-roquettes antichar) contre d'anciennes bâtisses de béton ! Si certains ne sont pas particulièrement à l'aise avec les armes, la pratique de la chasse me donne, là aussi, un avantage.
Nous sommes également initiés au close-combat comportant, entre autres exercices, des chutes arrière et avant, sauts en roulé-boulé de "fenêtres" constituées de cordes tendues … Cela effectué sur l'asphalte de la route militaire. Il y a intérêt à se recevoir en souplesse !
Une autre activité, et qui m'intéresse particulièrement, la conduite de divers types de véhicules. Nous sommes d'abord formés à celle des véhicules légers sur jeeps, puis des véhicules lourds sur camions américains GMC (General Motors Company) qui nécessitent le double-débrayage pour changer de vitesse ! Heureux que le matériel soit solide, car nous faisons tous, au début, craquer lamentablement les boîtes ! Puissants engins aussi, non seulement pourvus entièrement de roues motrices, mais également équipés d'un dispositif de crabotage qui rend les roues solidaires et empêche de patiner quel que soit le terrain. Enfin, nous nous voyons confier de lourdes motos Harley-Davidson, tellement pesantes qu'elles sont munies d'une marche arrière ! Ce qui ne nous dispense pas d'accomplir des figures imposées dans des circuits labyrinthiques, autour de bidons de carburants vides. Ce qui me vaut une gamelle, lors d'une malencontreuse rentrée dans les ordres avec un séminariste (dans le civil) venant en sens inverse ! A vitesse réduite, heureusement. Donc sans grand mal, mais qui me vaut tout de même quelques soins à l'infirmerie.
Dans le cadre de cette école de conduite, nous bénéficions aussi de cours de mécanique automobile avec examen en coupe des différents organes et projections de films permettant de visualiser leur fonctionnement comme, par exemple, le différentiel. Un ingénieux système qui permet aux roues d'un même train, dans les virages, de tourner à des vitesses différentes !
Enfin, en mars 1956, mes efforts sont couronnés de succès en obtenant mon brevet militaire pour la conduite des trois types de véhicules. Document qui peut être converti, à ma libération, en permis de conduire civil. Un petit investissement personnel "qui peut rapporter gros", comme dit un slogan !

Vie d'entreprise à l'armée
Bien que n'étant pas militariste dans l'âme, ni fanatique de la patrie galvanisé par la montée des couleurs, je préfère cependant, plutôt que passer mon temps à glander, m'inscrire pour "suivre le peloton" en vue de devenir sous-officier. Cela me donne en sus l'occasion de me mesurer à des forts en thème. Beaucoup de mes camarades de ma classe d'incorporation ont fait des études supérieures, issus d'universités, de grandes écoles et même de séminaires… Et quelques-uns seulement sont admis aux EOR (écoles des officiers de réserve). L'instruction s'intensifie, tant théorique que sur le terrain, avec l'approfondissement de nos connaissances sur les armes, leur utilisation, l'initiation à la tactique, les règles de circulation, de transports de troupes… Nous sommes donc amenés à sillonner la région de Tunis en jeeps et en camions, des Ford ou des GMC munis ou non de tourelles pour mitrailleuses de calibre 12,7 mm. Un jour, nous sommes même conduits à faire des exercices de simulation d'attaque par des avions de chasse. Il faut tenter de les esquiver en planquant, vite fait, les véhicules sous des arbres ou tout endroit susceptible d'offrir une protection. Cela n'est pas sans me rappeler de sacrés souvenirs ! Et là encore, étant donné la vitesse foudroyante des appareils en rase-mottes, nous n'aurions certainement pas échappé au massacre. Nos pérégrinations opérationnelles nous portent ainsi vers Medjez el Bab, Mateur… Nous allons aussi crapahuter dans le cadre d'un site comportant un bois, des rochers, des champs où nous nous livrons à des exercices d'approche et à des combats avec des balles à blanc et des grenades offensives. Qui, contrairement à leur appellation, font beaucoup de bruit et de fumée, mais sont plutôt inoffensives, en principe.
Fin mars 1956, je passe les épreuves du CA1 (certificat d'armes n° 1) Transport et l'obtiens avec une moyenne de près de 14/20, me classant dans les premiers. Pas si mauvais, le sans diplôme ! . Puis dans la foulée, j'enchaîne les CA2 Transport et CA2 Circulation que j'obtiens avec une moyenne en baisse avoisinant 12. Et début mai, je suis remis à la disposition du 26e ERT et muté à la CMA (Compagnie mécanique auto) dont le commandant est le lieutenant Prestat. Prestance d'officier de carrière qui ne badine pas avec la discipline et grand adepte, paraît-il, de la condamnation à la "boule à zéro". Traduisez "crâne rasé" ! Ce qui, comme l'infortuné Samson privé de son ornement capillaire, altère la mâle assurance du conquérant et le fait davantage ressembler à un prisonnier qu'à un séducteur. Bien que, en fait, les deux ne soient pas absolument incompatibles… Les pensionnaires des maisons d'arrêt ont parfois la cote auprès de certaines femmes !
Je suis donc dans mes petits souliers. D'autant plus que je me vois confier un job qui, a priori, dépasse largement mes compétences de frais diplômé, car n'ayant strictement rien à voir avec le métier des armes. Il s'agit de gérer un parc de toutes sortes de véhicules ( camions, ambulances, jeeps, voitures légères…), affectés à toutes sortes de missions (transports de troupes en simple déplacement d'exercice ou bien en opérations dans le sud tunisien, bien sûr, mais aussi transports d'enfants de militaires vers les écoles, de malades ou blessés vers l'hôpital militaire…). Gérer aussi le personnel, l'ensemble des chauffeurs, qui fluctue en fonction des permissions, maladies et autres causes d'indisponibilité… Sans oublier de gérer également l'entretien du matériel pour son maintien en bon état, malgré parfois son incontestable usure, en contrôlant le respect des visites techniques périodiques, les vidanges… Chaque matin, je communique un rapport à l'Etat major général pour la Tunisie, d'abord téléphonique, puis confirmé par écrit.
Il me faut en outre établir les constats d'accidents, assez nombreux, mais se réduisant heureusement, la plupart du temps, à des accrochages avec des véhicules civils. Il est quand même parfois nécessaire, en cas de gravité, de se rendre sur place. Je me souviens de l'angoisse et le complexe que me file un nommé Ben Soussan, peut-être juriste dans le civil, m'exposant le processus à suivre, sur un tel ton doctoral, pontifiant, dans un tel langage, sans doute volontairement abscons pour m'impressionner, que je peux quasiment l'entendre penser : "Mais comment peut-on confier pareille tâche à pareil ignorant ?"… Mais je ne m'en tire pas si mal, en fait, amené à rédiger mes premiers constats d'accident qui ,circonstanciés et sobres, semblent en tout cas convenir à ma hiérarchie !
Je débute ma vie de bureaucrate en étant logé sur mon lieu de travail ! Le soir, je déplie un lit de camp et dors en effet dans le bureau collectif, pour des raisons de sécurité, je crois me rappeler, étant donné la présence d'un coffre renfermant quelques liquidités destinées à notre modeste solde. Après le séjour de quelques mois dans le hangar-dortoir, puis en chambrées traditionnelles dans les bâtiments de style mauresque, quelle intimité ! D'autant plus appréciée que mes yeux se ferment, le soir, sous le regard de tendres Vénus un tant soit peu alanguies… en fresques peintes au plafond !… Puis changeant de bâtiment, je me vois attribuer un bureau partagé seulement avec non pas une (!), mais un secrétaire, Allouche, un garçon rond, un peu émotif, d'origine juive, et un planton, Abdelhamid, pas toujours d'humeur égale et un peu susceptible, d'origine arabe. Cette cohabitation ne pose cependant pas de problème. Et avec des relations établies sur le respect et la confiance, cela fonctionne tout à fait bien.
Inscrit périodiquement au tableau d'avancement, je me vois successivement nommé aux grades de brigadier en août 56, brigadier-chef en novembre et maréchal-des-logis (ne pas confondre avec "de France" !) en février 57.
Mis à part peut-être quelques coups de gueule pour un travail négligé, je n'ai jamais à sévir par la condamnation d'un deuxième classe à un quelconque jour de consigne ! Juste une petite gêne parfois du côté de certains petits gradés de carrière qui se sont montrés un peu sévères, lors des classes, et qui se retrouvent à un niveau hiérarchique inférieur ! Je pense à un certain Rossi, d'origine corse, un peu rosse avec les bleus, et à un autre à petite moustache, d'origine maltaise, paraît-il, mais avec un nom gaulois, Gambin !… Deux petits brigadiers-chefs de carrière, de petite taille, qui éprouvent peut-être un impérieux besoin de compenser !
Ainsi, tout en étant militaire, je fais l'apprentissage de la vie d'entreprise. Car cela en est une véritable. De transports. Et petit à petit s'instaure avec mon commandant de compagnie, le lieutenant Presta, une relation de collaborateur à patron.
Et de par ces fonctions confiées rapidement après les pelotons, je dois dire que si je ne suis pas totalement exempté de tours de garde, bien peu me sont imposés. Juste quelquefois en tant que sentinelle en périphérie du quartier, sur la route militaire, par exemple. Mais je ne suis pas de ceux à se laisser surprendre endormis à leur poste. Et au lieu de me planter dans la guérite, quand il y'en a une, je me planque dans l'ombre d'un mur ou d'un arbre pour "voir sans être vu", selon la formule consacrée. Avec, contrairement au règlement, une cartouche engagée dans le canon, au cas où… L'instinct du coureur des bois ! Une nuit, un chef de poste, veut jouer au malin en tentant de me bondir dessus, il se retrouve avec le canon de mon flingue au creux de l'estomac. C'est lui qui est estomaqué ! Et heureux que j'aie le temps de reconnaître son uniforme... Un jour, je suis amené à monter la garde à l'aéroport de El Aouina. Je passe mes heures de faction de nuit abrité sous les grandes ailes des avions de ligne. Impressionnant décor de film. Ultérieurement, je n'assure que deux ou trois tours de garde en tant que chef de poste. RAS, rien à signaler de particulier.
A noter deux petites missions extérieures, hors cadre de mes fonctions habituelles, pour acheminer des plis ou objets urgents. Cela me conduit, une fois, à me rendre en jeep pilotée par un appelé avec qui j'ai fais mes classes, à Souk el Arba, près de la frontière algérienne. Une autre fois, à Gabès, dans le sud tunisien, en 4x4 piloté par un autre ancien des classes, Oger. Cela nous donne l'occasion, après être passés à Sousse, de découvrir le grandiose amphithéâtre romain d'El Jem, qui se profile soudain à l'horizon, en plein milieu de la route. Puis après Sfax, arrivée à Gabès où, mission accomplie, nous nous allouons une pause baignade sur une immense plage pour nous seuls, dans une eau qui ne risque pas de causer l'hydrocution !

Au fil d temps, mes conditions de vie s'améliorent. Je loge maintenant dans un petit pavillon, près d'une route qui borde l'un des côtés du quartier, dans une chambre réduite à quelques lits avec lavabos. Si ce n'est certes pas le luxe, c'est assez convivial. J'ai pour compagnons quelques gars sympas. Balluet, le fils d'un journaliste d'Ouest-France, un joyeux luron un peu gouailleur, qui cultive volontiers blagues et facéties. Vogel, amateur de polars et de farniente. Pas dérangeant, mais pas trop participatif au ménage ! Simonet, sympathique et souriant… Et puis, il y a surtout Michel Aupinel dont j'ai fait la connaissance durant les classes et qui travaille maintenant dans le bureau des Effectifs, face au mien. De la région de Saint-Pair-sur-Mer, près de Granville, dans la Manche, d'origine rurale comme moi, nous avons pas mal d'affinités et devenons de réels bons copains.
Assez peinards dans cette chambrée, nous nous permettons parfois de nous lever au dernier moment pour nous présenter, tout juste, à l'appel du matin ! Je me livre aussi, quand j'y suis seul ou en effectif réduit, au lancer de couteau de commando sur la porte de bois de l'entrée. Je prends, bien entendu, soin de la bloquer pour éviter à un visiteur inopiné de prendre une lame en plein front ! Après quelque temps d'entraînement, je suis capable de viser une carte postale à trois ou quatre mètres. Comme ça, juste pour le plaisir. Comme d'autres jouent aux fléchettes !
Un autre divertissement, plus pacifique celui-là, la natation. Au-delà de la route militaire, près des habitations des sous-offs de carrière et de leur familles, nous disposons d'une grande piscine dans un cadre arboré. Aux beaux jours, l'après-midi après le service, nous y passons beaucoup de temps. Cela me permet d'y apprendre à nager correctement la brasse et surtout le dos crawlé. Je me souviens d'un champion militaire, mais sans doute irréductible rebelle à la discipline, un nommé Vinette, qui passe sa vie en prison et que la garde (pas sa garde du corps !) accompagne pour son entraînement quotidien. Des dizaines de longueurs de bassin, toutes nages. Un plaisir de le voir évoluer.
Autre activité de loisirs également, la photo. J'ai acquis un appareil Lumière de type folding, de format 6x9 cm, bénéficiant d'une ouverture de diaphragme 3,5 à 22 (pour les initiés !) et d'une gamme de vitesses de 1 seconde au 1/500e. Ce qui permet d'opérer déjà en basses lumières ou bien de saisir des mouvements rapides , tel que le galop d'un cheval. Bref, je dispose là, pour la première fois, d'un appareil performant. Et se pliant comme un accordéon, je peux l'emporter facilement dans une poche de treillis et exécuter des photos un peu en toutes circonstances, dans la chambrée ou en cours d'exercices. Je me fais un plaisir de tirer le portrait de mes "frères d'armes" qui peuvent ainsi l'envoyer à leur famille. Au point que certains me surnomment "Kodak" !
Un autre bon copain que j'ai surtout côtoyé durant le temps des pelotons, c'est Georges Flamant, un séminariste, originaire de Villedieu-les-Poêles, dans la Manche. J'aime beaucoup discuter avec lui de religion, de philosophie, une matière qui m'a toujours aussi intéressé, mais que je n'ai malheureusement jamais eu l'occasion d'étudier.
Avec Michel, nous fréquentons un petit groupe de garçons sympas , mais avec qui je me sens parfois complexé, en raison de leur origine ou position sociale dans le civil. Jean Le Bot dit "Petit Suisse", qui souhaite devenir comédien, plutôt qu'embrasser la comptabilité qu'il a dû étudier. José Ortiz dont les parents tiennent une confiserie sur le front de mer de la Baule. Philippe de Per(r)ier, sorti d'HEC, parent de la Maréchale Leclerc de Hauteclocque, paraît-il…
Dans le registre de l'amélioration de mes conditions, j'apprécie beaucoup aussi la possibilité de fréquenter le mess qui prend des allures de restaurant et où, bien sûr, les menus sortent un peu de l'"ordinaire", au sens propre du mot ! J'ai en outre la surprise et le plaisir d'y retrouver Joseph Guérin que j'ai perdu de vue, en qualité de cuisinier. Inutile de vous dire que nous pouvons, Michel et moi, bénéficier d'un petit supplément d'attention ! Cependant, lorsque ayant dépassé la durée légale du service militaire (18 mois), nous touchons notre solde de sous-off, nous allons le plus souvent dans un petit restaurant tunisien, de prix équivalent, Le café français, en face de l'une des sorties du quartier Foch.
Autre petit avantage, nous avons désormais le droit d'aller prendre un verre dans un petit bar sympa, réservé à l'encadrement, juste à côté de nos bureaux. Et tenu par un appelé "pied-noir" disert, Paul R., mais un peu cyclothymique et quelque peu… ondulant parfois ! Une particularité de mœurs que j'ai plusieurs fois l'occasion de constater à Tunis.
Un autre privilège, mais dont je fais bénéficier les autres, ma collaboration avec le commandant de compagnie me permet de favoriser l'accord de permissions, de 24 ou 48 heures, à quelques "pieds-noirs" qui peuvent ainsi passer le week-end en famille.

***

Je ne tarde pas non plus à m'inscrire pour préparer le certificat interarmes qui me permettrait d'accéder au statut d'officier de réserve, sans passer par les EOR, avec le grade d'aspirant puis de sous-lieutenant. Je me retrouve en cours avec des sous-offs, militaires de carrière, pas spécialement attirés ou doués pour les études. Et je n'ai guère de difficulté a bénéficier des meilleurs notes. Tout va donc pour le mieux jusqu'à ce que je perçoive, début 1957, une grosseur à droite de l'abdomen. Je comprends immédiatement qu'il s'agit d'une amorce d'éventration, sans doute provoquée par les exercices physiques assez intenses des ces derniers temps. Je tiens absolument à bénéficier d'une intervention chirurgicale avant ma libération. Et ce n'est qu'en insistant, et après plusieurs examens, que je suis admis à l'hôpital militaire de Tunis. Je me laisse dire que, bien que modeste dans la hiérarchie, mon grade n'est peut-être pas étranger à l'attention que l'on a bien voulu enfin me porter ! Tout se passe bien. Me voilà avec une "boutonnière", comme on dit, parfaitement bien ourlée, de 13 centimètres de longueur, et qui cicatrise parfaitement bien. Voilà, je pense, ma paroi abdominale solidement réparée ! Quelques copains viennent me rendre visite. Le sourire d'aimables infirmières ensoleille mon séjour de deux semaines environ. Je rencontre là des blessés, certes, mais aussi des gars devenus alcooliques pour noyer leur cafard dans la solitude du bled. Et aussi parfois tout simplement pour lutter contre la chaleur à laquelle nous, métropolitains, ne sommes pas habitués. Parmi eux, je reconnais un ch'timi avec qui j'ai fait mes classes. Cela me fait de la peine de le voir dans un tel état. En ce qui me concerne, je demande à mes parents de m'envoyer des boîtes de Nescafé que je dissous dans l'eau du robinet. Cela m'évite de consommer des boissons alcoolisées. J'ai remarqué qu'il suffit de deux ou trois verres de vin du pays en cours de repas pour ressentir, à la sortie sous le soleil, un vrai coup de bambou ! Il faut dire que durant les mois d'été, sortir d'un bâtiment relativement frais me donne l'impression d'ouvrir un four !…
Cette épreuve hospitalière est récompensée par une convalescence de deux semaines que je peux passer en France. Et "re" la Méditerranée ! Je n'aurai jamais autant fréquenté les paquebots. Je connaîtrai ainsi successivement le Ville de Tunis, Kairouan, Ville d'Alger… Mais cette fois, en tant que sous-off, je bénéficie et d'une couchette en cabine, et de l'accès à la salle à manger. C'est Byzance ! C'est tout de même plus confortable qu'un transat sur un entrepont.

***

Rentré au quartier Foch, je reprends mes activités, mais pas mes cours. Absent trop longtemps. Pendant quelque temps, je suis détaché au Quartier général, à Salammbô, près de Carthage.
J'y assure une sorte de comptabilité matière d'intendance (gestion de stocks, approvisionnements…), qui ne me passionne pas vraiment et dans laquelle, me semble-t-il, je nage un peu. Moins bien que dans la mer à nos pieds et dont nous profitons en fin d'après-midi ou même en soirée. Nous pouvons aussi danser sur une piste aménagée sous les arbres, surplombant la mer, avec vue sur la résidence du Bey, à quelques centaines de mètres. Après le coucher du soleil, certains se livrent, sur la plage, à la chasse aux scorpions à l'aide de lampes de poche et de fourchettes !
Nous ne cessons là, bien sûr, de côtoyer journellement généraux, Salan, par exemple, et autres officiers supérieurs. J'accompagne d'ailleurs, un jour, le général de Guillebon à l'aéroport de El Aouina, qui conduit un membre de sa famille regagnant la France. Je découvre, à cette occasion, un imposant appareil, le Bréguet Deux-Ponts, un quadrimoteur qui comporte, comme son nom l'indique, deux rangées superposées de hublots. Impressionnant. Un véritable paquebot des airs !
Mission terminée, je rejoins le quartier Foch. Courant juillet, nous sommes consignés et assistons, derrière les grilles du quartier Foch, à un défilé de toutes sortes de véhicules transportant des gens transportés de joie. Qui chantent et scandent le nom de Habib Bourguiba venant d'accéder à la présidence de la jeune république de Tunisie. Depuis l'accession du pays à l'indépendance, l'année précédente, beaucoup de nos militaires d'origine tunisienne, qui composent une partie de nos effectifs, rejoignent la toute nouvelle armée nationale. Quelques-uns profitent d'ailleurs d'un tour de garde, la nuit, pour s'éclipser avec leur arme. Parfois même, bien qu'étant accompagné d'un métropolitain ! On nous rapporte aussi des situations un tant soit peu paradoxales. Certains de nos convois se font arrêter et contrôler à des barrages par des soldats tunisiens armés du matériel fourni par nos soins ! Des incidents qui parfois dégénèrent.

Au cours de cet été, le lieutenant Prestat appelé à d'autres fonctions, est remplacé par le capitaine Ladner. Un petit homme vif aux tempes grises, qui se préoccupe beaucoup de l'intendance et de la qualité de l'ordinaire des hommes de troupe, faisant souvent des visites impromptues aux cuisines ! Ce changement de commandement amène une période de flottement. Je me retrouve sans fonction précise. Et je commence à entrevoir la quille à l'horizon !

***

Nous ne tardons pas à préparer notre départ pour Bizerte et la caserne Japy. J'embarque le 28 novembre 1957 sur le Ville d'Oran, à destination de Marseille. C'est "L'Adieu aux armes"!

© Jacques Guilloreau
Extraits de Je me raconte.

2006

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