KARLSRUHE

22 mai 1964
Nous sommes attendu en gare de Karlsruhe par un petit détachement qui nous emmène à notre caserne, le quartier Pagézy, (ancienne caserne prussienne : Grenadierkasern).


Vallée du Rhin

La caserne est un ensemble de bâtiments en pierre rouge entourant une place d'armes.

Quel contraste avec Baraki ! Nous visiterons cet ensemble plus tard, pour le moment, il nous faut récupérer. Les lits ont été préparés.

Les surprises ne vont pas manquer :
- foyer avec ping pong, flipper, jude box, baby foot,
- cinéma auquel les civils peuvent accéder,
- librairie tenue par des civils où l'on peut trouver la presse française, des livres, du papier à lettres,
- cuisine ultra moderne, réfectoire à l'avenant,
- chambres de 10,
- sorties autorisées tous les soirs, sauf besoin de service,
- un poste de gendarmerie est installé dans la caserne.
- le drapeau allemand et le drapeau américain flottent au milieu de la place d'armes à coté du drapeau français. En effet, une petite unité de l'armée US y possède des locaux. Chaque jour, ils sont là pour la levée et la descente des couleurs. Je ne saurais jamais ce qu'ils font dans cette caserne, surtout que le soir, ils repartent tous, en laissant leurs locaux éclairés.

Comme dit le lieutenant qui nous a pris en charge, ça vous change de votre pays de sauvages.

L'un des batiments

Je n'ai pas de travail, juste un peu de courrier officiel.
Dans un coin de la caserne, les bleus de la 64 1/C sont à l'instruction. Ils constitueront avec nous le futur GT 535.

1er juin 1964
Déjà huit jours que nous sommes là, et les camarades arrivent, dans le même train que les camions. Ces derniers sur des wagons plate forme, nos copains dans des wagons de 3ème classe ressortis pour l'occasion. Le train s'est arrêté de nombreuses fois pour laisser passer les trains de voyageurs et le voyage depuis Marseille a été interminable. Nos copains sont sales et épuisés. Je retrouve Robert.


L'entrée de la caserne

Nous descendons immédiatement les camions des wagons pour les emmener à la caserne. ils sont vidés de leur contenu et nous pouvons récupérer nos bagages.
Une mauvaise surprise attend quelques uns d'entre nous, des bagages ont été pillés : transistor, appareil photo, rasoir électrique ont été volés. L'enquête révélera, plus tard, que ce sont des soldats/dockers qui l'ont fait à Marseille. Les victimes seront indemnisées par l'Armée. Robert, docker lui-même sur le port de Havre est scandalisé.

A cette occasion, je verrais une chose rare, des officiers en bras de chemises, coltiner des caisses comme de simples soldats.

Les camions vont remonter sur un train pour Marseille où ils seront retirés du service.
Bien que n'étant pas encore Maréchal des logis, j'en fais fonction pour effectuer la semaine. Je suis le seul gradé présent, en bonne forme physique.
Nous recommençons à parler de permission. Les originaires de Paris sont autorisés à partir en 36 heures. Il n'en est pas question pour moi, je n'aurais pas le temps de faire le voyage.

8 Juin 1964
Première sortie en ville, quel changement, les habitants sont sympa et nous disent volontiers bonjour. La ville est immense pour nous, 300 000 habitants.
Nous sommes allés à la fête foraine. En plus de la grande difficulté pour nous faire comprendre, nous ne disposons pas encore de marks et nous ne pouvons changer nos billets français que dans de rares cafés.
Auprès des filles, nous ne pouvons pas lutter avec les soldats américains de la base voisine, leurs dollars ouvrent bien des portes.

Nous nous sommes dénichés à 5 copains une chambre au 3ème étage, que les gradés semblent ignorer, 4 brigadiers-chefs appelés et un engagé. Nous y seront parfaitement tranquilles, jamais une revue de chambre. Nous nous organisons pour aller chacun notre tour, chercher le jus du matin pour les 5, les 4 autres restant au lit jusqu'au rapport, auquel nous n'assisterons pas tous forcément à chaque fois. Nous aurons une paix royale. Ce ne sera pas le cas des camarades des autres chambrées qui verront la discipline se renforcer au jour le jour.

14 juin 1964
Les premiers permissionnaires de détente sont partis pour 15 jours. A leur retour, ce sera mon tour. Mon principal boulot consiste désormais à rédiger des permissions. Les missions à l'extérieur n'existant pratiquement plus, j'ai rarement des ordres de mission à rédiger.

16 juin 1964
Mission commandée aux alentours de la caserne : recherche du chien du capitaine qui s'est sauvé. Quelle rigolade. Au bout de 2 heures : abandon. Le chien rentrera tout seul juste derrière nous.

Les gradés nous quittent les uns après les autres pour d'autres affectations . Adieu : chef Connes vous qui avez été si compréhensif, adieu Capitaine Morel vous qui avez dirigé votre compagnie de transport comme une entreprise, adieu tous les autres. Leur départ n'est parfois même pas annoncé au rapport. Un jour, ils partent en permission et ne reviennent pas. D'autres gradés arrivent, sans que cela bouleverse notre vie.

Bonne nouvelle : à la première pesée depuis notre incorporation, j'ai pris 5 kilos. A ce rythme là, je pèserais 100 kgs à 50 ans.

Première solde en Allemagne : 7 nouveaux francs, 5 marks, 8 paquets de cigarettes, 8 timbres et 1 bon de colis, pour une quinzaine, quel luxe ! En 1964, le mark valait 1 franc, cela a bien changé depuis.

Le contingent 63 1/B vient de nous quitter, l'effectif de la compagnie s'est encore réduit.

22 Juin 1964
Compte tenu du manque de maréchaux des logis, nous faisons toujours fonction de sous-officier et je monte ma première garde comme chef de poste. Nous serons amenés à exercer cette fonction plusieurs fois par semaine.
A ma sortie de garde, je me retrouve bien seul dans la chambre, 2 camarades sont en permission, 1 est à l'infirmerie, le dernier à la garde.

28 Juin 1964
Enfin la première permission, des camions nous emmènent à Strasbourg pour prendre le train de Paris.
Depuis plus de 7 mois, je ne suis pas retourné à Dieppe. L'impression est très bizarre, que d'émotion !

Dans le train qui m'emmené vers Dieppe, je voyage avec des appelés en garnison à Rouen et Paris et qui reviennent tous les 15 jours chez eux. Je leur raconte que je reviens chez moi après 7 mois d'absence. Pour un peu, ils seraient aussi émus que moi.

Cette permission se passe en visites aux voisins, aux amis de la famille, aux collègues de travail, à l'inévitable passage à la gendarmerie, toutes ces visites en grande tenue. Le temps a filé très vite.
Profitant pour me lever plus tard qu'a la caserne, il reste peu de temps pour les copains.

Dans le train du retour, alors que j'avais retrouvé à la gare de l'est d'autres camarades du GT535, nous avons squatté à 6 ou 7 un compartiment dans lequel nous avons tiré les rideaux et commencé à s'installer à l'aise. Surprise : une maman accompagne son fils soldat et exige, au risque de faire un scandale, de lui faire une place. Inutile de vous dire qu'a peine le train venait-il de partir que le bleu-bite se retrouvait dans le couloir avec son sac.


15 juillet 1964
Je suis de retour à la caserne pour apprendre que je suis sous-officier depuis le 1 juillet (ainsi que mon copain du Havre).

Cette promotion va bouleverser nos habitudes :
- nous mangeons désormais au mess avec les engagés,
- nous avons accès au cercle des sous-officiers, équipé de la télévision,
- nous pouvons aller aux bals organisés de temps à autre et où ont accès les familles de militaires et les civils allemands. A défaut de danser, nous rencontrons au moins de nouvelles têtes. Les familles des sous-officiers semblent nous avoir d'ailleurs en amitié,
- nous sommes autorisés à sortir en civil,
- nous n'avons plus à saluer les gendarmes de la caserne (nous avons le même grade désormais),
- nous sommes autorisés à porter le képi. Compte tenu de l'investissement, Robert et moi, décidons de ne pas l'acheter et donc de continuer à porter le béret.

Nos rapports avec les sous-officiers engagés ont évolués, ils nous considèrent comme leurs égaux. Nous effectuons les mêmes travaux. Nous nous livrons sur eux à des plaisanteries de gamins, échange de képis aux portes manteaux, par exemple. Nous n'en serons jamais blâmés.

Robert et moi, bien que pouvant disposer d'une chambre pour 2 ou même seul, préférons rester dans la chambre actuelle avec les camarades que nous nous sommes choisis et que nous ne quitterons que le jour de la quille.

17 juillet 1964
Nous fêtons “le père 100”, les derniers cent jours supposés avant la quille. Nos camarades nous ont invités dans leur chambrée. Encore beaucoup de boissons.

J'alterne les semaines et les gardes. En dehors de ces missions, peu de travail au secrétariat de la compagnie.

Nous profitons de nos dimanches pour sortir en ville, en petit groupe. Avec Robert, nous sommes amis avec 2 margis engagés, anciens enfants de troupe (dont un eurasien), et 1 brigadier-chef engagé lui aussi, (celui de notre chambre), cassé plusieurs fois de son grade pour indiscipline.

1er août 1964
Le Groupe de transport est reformé sous l'appellation de Groupe de Transport 535 de Réserve Générale (GTRG 535) et commandé par un autre chef d'escadron, que je ne verrais que le jour de sa prise de fonction le 6 août et le 8 août à la fête du régiment. Pour l'occasion, nous touchons la nouvelle tenue dite léopard ou camouflée.

De réserve générale veut dire que nous devons être opérationnel 24 H/24 pour faire face à "l'invasion soviétique qui va déferler un jour sur le monde libre". Comme nous n'avons pas reçu encore nos camions, je nous vois mal parti si l'attaque avait lieu demain.

Grenadierkasern aujourd'hui

8 août 1964
Grande fête pour la formation du régiment, quel repas. Entrée à table à midi, sortie à 15 heures.
A cette occasion, nous avons été présentés individuellement au général commandant la division.

Les premiers soldats du contingent 63 1/C qui n'avaient pas pris de permission de détente commencent à partir. Les autres partiront dans les jours qui viennent, jusqu'à la fin du mois. Quelque uns, ayant connu la prison, feront néanmoins jusqu'à 32 jours de plus. Le prochain contingent à partir, c'est le notre.
Il reste désormais très peu de gens venant d'Algérie. Les départs sont compensés par les nouvelles recrues incorporées directement en Allemagne, celles qui commençaient leur instruction quand nous sommes arrivés.

Entre temps, les nouveaux camions sont arrivés, il s'agit de Simca, du modèle de ceux, que nous avions déjà connu à Laon.

Faute de travail, les journées sont longues, que nous occupons à lire, jouer aux cartes, manger et dormir.

Nous en profitons pour explorer à fond la vaste caserne. A cette occasion, nous découvrons au fond d'une cave les caisses d'un hôpital de campagne. Tout est prêt à l'emploi, soigneusement emballé : tentes, lits, brancards, table d'opérations, matériel de chirurgie, produits médicaux. Il n'était pas certain que quelqu'un sache que tout ce matériel était là. Nous avons remonté l'information à notre hiérarchie.

Une nouvelle permission est attendue qui va nous permettre de rompre l'ennui qui nous gagne, faute d'un travail à faire. Libérables dans quelques semaines désormais, nous sommes tenus à l'écart de la formation du nouveau GTRG 535. En dehors des gardes et des semaines, il ne nous est pas demandé grand chose. Robert effectue quelques cours de formation des bleus, mais même pour lui le temps est long. Il a revu sa fiancée à la perm’ de Juillet, et il ne cesse d'en parler. Pour ma part, je commande quelques ordres serrés.

Un jeune, s'est évadé de la prison, volé une Jeep, tourné une heure en roulant à fond entre les bâtiments de la caserne, et après avoir été arrêté, boxé le chef d'escadron qui était venu voir. Il risque de payer très cher cette folie. Nous avons suivi l' événements de nos fenêtres. Voilà au moins un sujet de conversation pour les jours à venir.

Service de convoi pour aller conduire les permissionnaires à Kehl, 2 camions pour un seul permissionnaire. L'ordre de mission prévoyait 2 camions, deux chauffeurs et un gradé, il a bien fallu partir avec les 2 camions et 3 personnes pour en conduire une seule.

15 septembre 1964
Nous venons d'adopter la tenue d'hiver. Depuis Laon, c'est la première fois que nous touchons cette tenue. L'Armée fait bien les choses, nous passons chez le tailleur pour que la tenue de sortie nous soit ajustée. Je la mettrais uniquement 2 fois au quartier et pour partir 1 fois en détente à Dieppe.Il est demandé aux gradés/appelés de distribuer quelques punitions pour resserrer la discipline, ce ne sera pas le cas. Nous avons en effet le droit de punir de 2 jours de salle de police, sans avoir à se justifier, et bien sur de faire un rapport qui va remonter la hiérarchie. Nous savons que ces rapports d'appelés remontent généralement très loin et je n'en ferai jamais aucun.

Exercice de tir en France, un convoi nous emmène dès 4 heures du matin, au nord de l'Alsace. Comme des gamins, nous nous sommes bien amusés au cours du repas pris sur l'herbe.

Nouvelle et dernière permission de détente. Dans le train qui nous emmène vers Paris, un allemand d'une quarantaine d'années, apercevant mes insignes, engage la conversation. C'est un ancien légionnaire du 2ème étranger parachutiste, qui est passé par Blida et nous raconte, dans son français approximatif, ses souvenirs. Il nous présente sa fille qui l'accompagne, la jeune allemande type, yeux bleus, cheveux blonds. Pour un peu nous aurions craqué.
Dans le train Paris-Dieppe, je voyage avec 2 jeunes appelés de Dieppe qui sont tout impressionnés par mes galons. Je les rassure très vite, je ne suis pas un engagé.

Sur le quai de la gare de Dieppe, je ne suis pas le moins regardé avec mes beaux galons d'argent.

Comme pour la dernière permission, le temps passe très vite. Avec peut-être un temps plus long passé avec les copains.

19 octobre 1964
Retour à la caserne, toujours aussi peu de travail. Le chef de corps vient de décider que les appelés ne seront plus chef de poste le dimanche, les engagés étant payés pour ça. Une bonne décision qu'il aurait pu prendre avant.

Robert me raconte ses démêlés avec les gendarmes en gare de l’Est à Paris. Il avait bien entendu un gendarme s'époumoner à crier “sergent, sergent” à travers le hall, mais n'avait pas répondu. Manque d'habitude, à la caserne on nous appelle Maréchal des Logis. Bilan : 4 jours d'arrêts simples infligés par le Général/Gouverneur militaire de Paris pour “non port du béret dans un lieu public et refus d’obtempérer”. Les documents administratifs sont remontés jusqu'en Allemagne. Ces 4 jours ne changent rien à ses habitudes.

Nous n'assistons même plus aux rapports, nous n'allons plus au petit déjeuner du mess. Un café vers 7H, selon le tour de roulement que nous avons organisé et nous passons la matinée au cercle devant un copieux sandwich et une bière. Et oui, une bière à 10 heures du matin.

La dernière lettre adressée à mes parents est datée du 21 octobre. Il reste en fait : 5 jours à tirer.

Nous commençons à rendre notre paquetage, notre plaque d'identité, recevons notre livret militaire, signons quelques documents administratifs.

Un coup d'oeil sur les appréciations de mes supérieurs me permet de voir que celles ci ne sont pas terribles, “indiscipliné, pas fait pour la vie militaire”. J'aurais eu pourtant le sentiment de faire correctement mon travail, sans zèle particulier, il est vrai. J’obtiens cependant “le certificat de bonne conduite”.

Dans la réserve je suis classé :

1= chef de rame,
2 = chef de poste de circulation routière,
3 = chef d'un bureau d'exploitation.

Nous attendons le dernier document : la permission libérable.


Le document tant attendu

Sur notre livret militaire, nous découvrons, avec surprise, que nous pouvons porter la médaille commémorative des opérations de sécurité et de maintien de l'ordre en Algérie, bien que n'ayant participé à aucune opération.

Par respect pour ceux qui l'ont réellement mérité, je ne la porterais jamais.

Sur le livret militaire figurent également 4 jours de campagne en mer, plus que certains de nos camarades affectés dans la marine à Paris et 6 mois 22 jours de campagne outre-mer, plus que certains professionnels qui ont effectué un bref passage en Algérie, avec des avantages d'avancement et financiers substantiels.

Fort logiquement, nous n'aurons pas droit au titre d'anciens combattants, mais les associations demandent que nous soit attribué le diplôme de reconnaissance de la nation, comme pour les soldats qui ont servi ultérieurement dans les forces de l’ONU, compte tenu de nos morts des années 1962 à 1964. Ce qui est acquis depuis le 1er Janvier 2001.