1956

Le gouvernement obtient de l’Assemblée Nationale, le 12 mars 1956, tous partis politiques confondus (y compris les communistes), les pouvoirs spéciaux permettant de réglementer sans débat au Parlement. Le rappel des classes prévu en août est décidé. Tous les jeunes gens nés d’ avril 1931 à août 1933 sont concernés. Le décret est effectivement signé le 11 avril 1956 au lendemain de la mort de 25 soldats dans les Nementchas et de 7 autres en Oranais.

Ce rappel ne va pas sans créer des problèmes dans la population métropolitaine. Dès que les premières feuilles de route arrivent chez les intéressés, le mécontentement est général. Dès les premiers convois, des grèves éclatent à Rouen, à Saint-Nazaire (20 blessés). Des manifestations se déroulent dans les gares de rassemblement, à Metz au départ du 94e Régiment d’Infanterie, à Lézignan, à Paris, à Rouen (2 jours d'émeute contenus par 300 C.R.S.), à Dreux pour le départ des rappelés des dépôts d’Évreux, Chartres et Vernon, à Avignon, à Fréjus, à Montpellier, à Grenoble, à Bar le Duc, à Dijon, au Mans (10 blessés). Des familles se couchent sur les voies pour empêcher le départ des trains. Les C.R.S. et les gendarmes mobiles interviennent. Les rappelés tirant sur le signal d’alarme arrêtent les trains en rase campagne. Il faut des heures pour parcourir quelques kilomètres. Ces rappelés qui ont quitté le service actif depuis plusieurs mois (jusqu'à deux ans pour certains), parfois chargés de famille, avec les soucis de la vie quotidienne, quittent femme et enfants pour rejoindre des locaux où rien n’est prêt. A Rouen, la caserne Richepanse qui les accueille est en ruines. Des mesures sont cependant rapidement mises en place : prise en compte des difficultés sur le plan fiscal, instauration de la franchise postale, amélioration de la solde. Ces manifestations dont la presse fait un large écho ne concernent en réalité souvent peu de monde, quelques dizaines de personnes tout au plus, au mieux quelques centaines.

Les manifestations sont vaines, les rappelés savent eux que c’est peine perdue, même “s’ils n’en ont rien à foutre des colonies”. Ils ne comprennent pas très bien pourquoi ils sont rappelés, au nom de quel principe, pour qui, pour quoi, mais ils feront leur devoir ? Parmi eux certains sont déjà venus en Algérie ou tout au moins en Afrique de Nord au titre de leur service militaire normal. Résignés, ils continuent leur route en direction de Marseille, Sète et Port Vendres, avec les appelés des contingents 1955 et 1956. Si l’opinion publique se polarise sur les rappelés, elle oublie les appelés directement en Algérie. Ces appelés ne sont pas passés par un centre d’instruction et débarquent sans connaissances militaires. Ils apprendront en Algérie.

les renforts débarquent
Les renforts débarquent

Beaucoup de ces soldats vont passer par le camp Sainte Marthe à Marseille. « Immense foutoir, grosse pagaille, sinistre merdier« , sont les qualificatifs qui viennent à la bouche des témoins. Cet immense camp, aux allures de stalag, capable d’héberger 20 000 hommes, reçoit à la fois des groupes constitués et des isolés. Il a déjà servi de centre de transit pour les troupes dirigées vers l’Indochine. Ces hommes, il faut les héberger dans d’immenses chambrées à l’odeur de moisi, de vomi et d’urine et les nourrir de 2 à 3 jours, le temps d’embarquer. Appels incessants au haut-parleur, de jour comme de nuit, inconfort des lits superposés sur 4 niveaux, fréquentés par les punaises, les puces et morpions, vols inhérents à ce brassage d’hommes, corvées permanentes, car il faut éviter le désœuvrement, sont le lot quotidien. Le seul souci de ceux qui dirigent le camp : les chiffres, nombres de repas, nombre de couvertures, montant des déprédations. Rien pour le confort des hommes en partance. Mais qui s’en soucie, ils ne sont là que pour 2 ou 3 jours. Passé ce délai, c’est le départ en camions vers les quais de La Joliette où attendent les paquebots et transports. Très souvent, l’embarquement n’a pas lieu tout de suite et c’est encore une nuit à passer sous les hangars du port, au bon soin d’un gradé désigné pour l’occasion. D’autres rappelés, généralement en unités constituées, partent de Port-Vendres, Sète.

Le 8 mai 1956, les 3 000 premiers rappelés embarquent à Marseille. Le 14 mai, ils sont 2 000. Le 17 mai, 5 000, le 10 juin, 8 000, le 1er juillet, 10 000. Jour après jour, les paquebots emmènent les renforts vers Alger et Oran et plus discrètement Philippeville.

Les hommes voyagent dans des conditions très souvent à la limite du supportable. Pour beaucoup, c’est le premier voyage en bateau de leur vie. Si certains bateaux récents font la traversée en 16 ou 18 heures, d’autres mettent 50 heures pour traverser la Méditerranée. Les paquebots d'une nuit : Pasteur (vétéran de la ligne d’Extrême Orient), Ville de Marseille, Ville d’Alger, Ville d’Oran, Ville de Tunis, Kairouan, Athos, El Mansour, Président de Cazalet, etc, vont devenir célèbres. Les hommes logent dans les ponts inférieurs sur des chaises longues, ou des hamacs, dans les odeurs de vomissures. Des transports de débarquement sont même utilisés, ce sont eux qui mettent 50 heures pour traverser. Les plus débrouillards ont négocié une cabine avec un membre d’équipage. Puis, avec un pincement au cœur, les cotes de France s’éloignent.

Comme toujours, les services de l’armée sont mal préparés à accueillir, à vêtir, à nourrir, cette masse de soldats et surtout il manque des cadres à tous les niveaux. Plusieurs promotions de jeunes officiers de Saint-Cyr reposent pour toujours en Indochine. Les effectifs de l’encadrement sont ceux du temps de paix. Les services d’état-major sont à effectif minimum. On fait appel à des sous-officiers et des officiers de réserve. On racle les fonds de tiroir. On sort des casernes de métropole et d’Allemagne des bureaucrates qui n’ont jamais commandés sur le terrain et surtout qui n'ont jamais combattu. Quand à leur entrainement ! Quand aux rappelés, leur dernier entrainement militaire date de plusieurs mois, voire de plusieurs années, dans un terrain de manoeuvres en France ou en Allemagne et en temps de paix. Et de plus, ils vont être incorporés parfois dans une arme différente de leur arme d'origine.

Au début du conflit, l’armée en Algérie va souffrir d’un manque évident de cadres expérimentés. La première tranche de rappelés fournit 29 200 hommes qui vont constituer la 29e Division d’Infanterie, ayant 25 % de cadres de carrière et 5 % de troupes d’active, tous les autres sont des rappelés. Un bataillon d’infanterie va compter 677 rappelés encadrés par 33 officiers dont 21 rappelés et 116 sous-officiers dont 85 rappelés. A la fin du séjour des rappelés, la situation est encore pire, il n’y a aura plus que 28 officiers dont 10 appelés et 86 sous-officiers dont 15 appelés. Les exemples de ce type sont nombreux. Un bataillon d’infanterie est commandé par un chef de bataillon de 53 ans, assisté de 7 officiers d’active et 26 officiers réservistes (3 capitaines réservistes sur 4). Des sous-officiers appelés ou rappelés, vont devenir chef de section de combat. Ces officiers et sous-officiers appelés ou rappelés qui vont voir leur nombre sans cesse croître n’ont, pour leur plus grand nombre, aucune autre expérience que celle acquise dans la cour d'une caserne de métropole ou d‘Allemagne. Ils ont le même age que les hommes qu'ils vont commander. Au 404e d’Artillerie (en réalité un régiment de secteur), 1 621 hommes de troupe : 2 sous-officiers d’active, les autres sont des réservistes, chez les officiers : 46 officiers appelés ou réservistes. Pour ces officiers rappelés, les autorités ont reporté la limite d’âge à 32 ans pour les lieutenants et 37 ans pour les capitaines.

Quand à l’armement, il est à l’avenant, certaines unités de rappelés sont encore dotées du mousqueton modèle 1892 (406e d'artillerie, 411e d'artillerie), parfois du fusil Lebel de la guerre 1914-1918, des unités mieux équipées disposent du MAS 36, du MAS 36/51, du pistolet MAC 50. Le MAS 49/56 fera une apparition remarquée. Tous les hommes réclament la MAT 49 qui équipe les unités d’intervention. L’armement lourd est de meilleure qualité, bien qu’il s’agisse de matériels déjà anciens, FM 24/29, mitrailleuses US de 30 et de 50, mortiers de 60 mm, de 81 mm, canon de 75mm, AA 52.

premiere installation
Première installation

L’hébergement aussi est improvisé. Les guitounes sont les premiers logements, puis on construit à la hâte des abris de fortune, parpaings et tôle ondulée. Ce n’est qu’avec le temps et avec le système D, que la situation s’améliore. Des fermes, des habitations, sont réquisitionnées. Ce qui ne va pas sans heurts avec les riches colons qui iront jusqu’à faire payer vin et eau. Dans de trop nombreux cas, les soldats sont hébergés dans les granges ou les remises les plus sordides. Les soldats sont mieux accueillis par le petit peuple des villages, où ils sont souvent reçus dans les familles. L’objectif est d’offrir aux soldats au moins la possibilité d’un douche par semaine et un foyer du soldat. Il est rarement atteint dans les premières années du conflit. Il reste dans le bled une multitude de petits postes, aux conditions de vie spartiates. Les unités sont morcelées, divisées, ainsi par exemple, telle unité verra ses compagnies de combat réparties en 4 endroits. Autre exemple, avec ces 4 compagnies du secteur de Sétif dispersées sur 35 postes. Le 1er Régiment de Chasseurs Parachutistes verra ses effectifs dispersés sur 39 cantonnements. Certains appelés ne verront jamais les autres sites où cantonnent leurs camarades du même régiment. Cette dispersion d’unités sur un espace important va immobiliser un grand nombre d’hommes en gardes statiques et rondes innombrables, en déplacements, de jour comme de nuit. Dans les unités de secteur, certains appelés ne verront leur capitaine qu’une fois par mois, quand au commandant ou le colonel, ils le verront à leur arrivée et leur départ, et pas toujours. Ils sont fatigués par les tours de garde, les corvées, les opérations de toutes sortes, les longs parcours en camions pour le ravitaillement et il faut toujours être sur ses gardes. C'est épuisant et pourtant ce qui est le plus dangereux ce sont la routine et l'excès de confiance.

Comme le commandement a surtout besoin de troupes mobiles et de fantassins, des équipages de chars, des transmetteurs, des tringlots, des marins, des aviateurs sont organisés en bataillons de marche, avec un entraînement sommaire. Quelques semaines d'instruction bâclées en métropole par des cadres inexpérimentés. Ce n'est pas le "gratin" de l'encadrement qui est resté en métropole. L'emploi au difficile métier de fantassins de soldats appartenant à des unités de service, l'inexpérience des cadres et leur manque de formation, les difficultés techniques et psychologiques d'une guerre non conventionnelle, l'ignorance totale du milieu humain où ils vont combattre font que la "bleusaille" va trinquer. Les hommes du contingent ont pour eux le courage, la débrouillardise, la générosité qui vont les sauver souvent de situations périlleuses.

Près du village d’El Milia, un convoi du 51e Régiment d’Infanterie tombe dans une embuscade. 21 appelés sont tués et 12 blessés. A Aflou : 38 morts au 1er et 110e Régiment d’Infanterie Motorisée. A Palestro, le 18 mai 1956, une section de 21 jeunes soldats du 9e Régiment d’Infanterie Coloniale tombe dans une embuscade. Ils avaient débarqué le 4 mai à Alger. Les conditions du massacre des rappelés de Palestro (certains mariés et pères de famille) vont être connues de toute l’armée d’Algérie puis de la France entière (section du S/Lieutenant Artur, sergents Chorlier et Bigot, caporaux/chefs Galleux et Aurousseau, caporaux Poitreau et Hecquet, marsouins Desruet, Dufour, Caron, Dobeuf, Gougeon, Carpentier, Serreau, François, Villemaux, Chicandre, Nicolas, Daigneaux, David-Millet, Dumas). Les corps de 15 d‘entre eux, mutilés, éventrés, suppliciés, vont être découverts par une section partie à leur recherche, 6 rappelés ont été faits prisonniers et emmenés. Quelques jours plus tard, les paras délivreront un seul d’entre eux (le marsouin Dumas, qui est décédé en 2002), 2 sont découverts morts, 3 ont disparu à jamais. Les djounouds de l‘A.L.N. n’ont plus a espérer de pitié des troupes d’intervention. Le cycle infernal de la répression est enclenché.

Le 22 août, une embuscade près de Bouskene, provoque la mort de 22 soldat, en blesse une douzaine et 16 jeunes soldats disparaissent. Deux seront libérés par le F.L.N., 4mois plus tard (sans aucune explication), personne ne reverra les autres. Le 15 décembre, d'autres embuscades coutent la vie à 20 soldats, l'une près de Tablat, la seconde au sud de Sidi Bel Abbes au 22e R.I..

Les unités professionnelles retour d’Indochine arrivent en Algérie et dès lors il va coexister en Algérie 2 armées : les unités statiques de secteur chargés du quadrillage et les unités mobiles dites de réserve générale, chargées des interventions. Pour combler les vides dans les unités professionnelles vont y être incorporés des appelés. L’incompréhension va régner entre ces unités disparates même si elles sont toutes désormais constituées d’appelés et d’engagés. Les premières opérations qui vont se succéder vont souffrir du manque de coordination entre ces 2 types d’unités. Des différents, pour ne pas dire des incidents vont éclater sur le terrain.

Avec ces troupes à peine formées, des opérations lourdes sont organisées avec chars et aviation. Opérations aux noms d’ Aloès, de Véronique avec 4 000 hommes, Violette avec 3 000 hommes, Éventail, Zoulous, Pygmée, Arquebuse, Espérance, 459 (l’État-major était à cours d’idée, ce jour là ? ), opérations qui ne rencontrent souvent que le vide.

rappelés dans la marine
Rappelés dans la marine

Parallèlement, pratiquement chaque unité va constituer un groupe, une section, une compagnie de supplétifs volontaires algériens, que l'on connait désormais sous le nom de "harkis". Mal armés, mal vêtus, ils ont pour eux d’être habitués au terrain, à la météo et d‘être courageux. Posons nous la question de la réalité du volontariat de ces hommes, pris entre l’armée française et l’A.L.N. Le choix d’être au coté de l’armée française, ils le paieront de leur vie.

Puisque l’Algérie, c’est la France, François Mitterrand ne l’a t’il pas déclaré le 7 novembre 1954 “L’Algérie c’est la France et la France ne reconnaîtra pas d’autre autorité chez elle que la sienne”, les jeunes Algériens sont toujours appelés sous les drapeaux au même titre que les métropolitains. Il y a quelques désertions au début du conflit, épidémie passagère jusqu‘en 1956. Ainsi au 50e Tirailleurs Algériens, 65 tirailleurs désertent. Les désertions au sein des régiments de Tirailleurs Marocains seront plus importantes. Néanmoins les désertions seront exceptionnelles. Il est relevé une autre désertion collective, 150 hommes qui seront tous anéantis par les parachutistes. Les 7e et 4 e Tirailleurs Marocains quitteront l‘Algérie pour l‘Allemagne. Dans les appelés métropolitains, l’insoumission est rarissime, 300 à 400 déserteurs et insoumis, pour toute la durée de la guerre, sur 2 500 000 hommes engagés. La désertion de l’Aspirant Maillot fera couler beaucoup d’encre. Les objecteurs de conscience, dont le statut n’est pas encore clairement défini font l’objet de 470 procès. Les appelés de 1954 à 1964 feront leur devoir comme leurs pères et leur grands-pères.

rendez vous à Port-Vendres
Rendez vous à Port-Vendres

Les troupes françaises d’Allemagne et de métropole abandonnent sur place une grosse partie de leur matériel lourd et prennent le bateau pour Alger et Oran. En quelques mois, l’armée moderne est reconvertie à la contre guerilla. La marine va renforcer et engager sur le terrain ses Fusiliers marins qui eux aussi crapahutent au coté des paras et de la Légion. Des régiments de chars sont rééquipés avec du matériel plus léger bien qu’ ancien. Des unités à cheval sont remises en activité. La Légion revient : 3e Régiment Étranger d’Infanterie, 13e Demi-brigade, 1er Étranger de Para, toutes unités professionnelles revenant d’Indochine. Arrivent également le Régiment d’Infanterie Coloniale du Maroc (R.I.C.M.), les 11e et 14e Divisions d’Infanterie, les 2e et 4e Divisions Mécanisées, la 5e Division Blindée, puis la 7e Division Mécanisée. La France déverse sur l’Algérie ses garnisons retirées des forces de l’O.T.A.N.. Lille, Compiègne, Fréjus, Bordeaux, voient partir leurs garnisons. Voici la 29e Division qui se constitue, puis les 9e Division, 13e Division et 20e Division avec leurs régiments : 8e d’Infanterie Coloniale, 97e Bataillon de Chasseurs, 9e d’Infanterie Coloniale, 94e d’Infanterie, 117e d’Infanterie, 57e d’Infanterie, 7e d’Infanterie, 35e d’Infanterie, 51e d’Infanterie, 121e d’Infanterie, 2eZouaves, 1er, 3e et 6e Cuirassiers, Dragons, Chasseurs d’Afrique, Bataillon de Corée et les unités de soutien, Train, Transmissions, Service de santé, Intendance, Matériel, etc .

L’Armée de l’air doit s’adapter, ses avions de combat sont trop rapides, elle va remettre en service de vieux modèles à hélice. Elle rachète aux États-unis des appareils réformés. L’hélicoptère va faire une apparition très importante. Le ministère a demandé à l’Armée de l’Air : 37 000 hommes. Comme il n’y a pas de missions pour tous, des appelés, des rappelés et des réservistes sont constitués en commandos de l’air qui crapahutent sur le terrain aux cotés des unités d’intervention. Il faut cependant des pilotes confirmés et des réservistes sont rappelés. Les brevetés d'aéro-club se voient confier des appareils avec lesquels ils vont tout faire, appuis de troupes au sol, missions de reconnaissance, balisage de zones.

appui aérien
Appui aérien


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