LA VIE DE GARNISON

En ce début de 20ème siècle, il y a dans la moindre des petites villes une garnison où se prépare la revanche.

Le jeune conscrit qui arrive à l’armée va découvrir un monde qu’il ne soupçonnait même pas, même s’il a eu quelques informations par son père et ses frères plus âgés. Un monde exclusivement masculin d’où les femmes sont bannies.

Ces garnisons créées après la loi de 1872 revêtent des formes diverses. Grosses places avec plusieurs régiments, forteresses ou citadelles à la Vauban réhabilitées et transformées, grandes casernes abritant tout un régiment, petites casernes pour accueillir le bataillon décentralisé d’un régiment, poste de la marine, etc. Ces casernes vont s’étendre au cours des années pour pouvoir accueillir en cas de mobilisation les réservistes. Il va exister un type d’architecture caserne. Généralement, un ensemble de 3 à 4 bâtiments à étages encadrant une place d’armes. La seule coquetterie de ces bâtiments, l’encadrement des ouvertures en brique rouge sur une façade claire.

Le plus souvent, c’est dans une garnison importante que la jeune recrue va faire ses classes. Un régiment de la fin du 19ème et début du 20ème siècle, est composé de 3 bataillons de 1 000 hommes chacun répartis en 4 compagnies de 250 hommes. Un régiment, ce sont 2 500 à 3 000 hommes (3 500 en temps de guerre) et il n’est pas rare de voir cohabiter dans la même ville plusieurs régiments ou plusieurs bataillons de plusieurs régiments, parfois de diverses armes.

Cherbourg en est un parfait exemple, en 1900, en plus du dépôt des marins, des équipages en transit, de l'artillerie côtière confiée à des marins, stationnent : le 1er Régiment d’Infanterie Coloniale, le 5e Régiment d’Infanterie Coloniale, le 2e Régiment d’Artillerie Coloniale, le 25e Régiment d’Infanterie, le 15e Bataillon d’Artillerie à pied. Et ces régiments ont en dépôt, le matériel et l’armement pour un régiment de réserve, voir pour deux régiments complets.

Le jeune venu de sa campagne, de son village ou de sa petite ville, a bien souvent pris le train pour la première fois de sa vie. Il est pris en charge dès son arrivée. Heureusement, car il est désorienté par son nouvel environnement. Il va être obligé de s’habituer très vite. Tout est prévu, il sera nourri, logé, vêtu, distrait, soigné. Il va se faire des amis et parfois il va retrouver dans le régiment un ancien venu du même coin. Bien souvent, le jeune conscrit est enrôlé dans un régiment proche de son domicile. Le paysan va côtoyer l’ouvrier d’usine, l’artisan va cohabiter avec le fils de rentier. En peu de temps beaucoup de barrières sociales vont disparaître.

Nourri, le soldat l’est de mieux en mieux suite à des instructions très précises fixant la ration journalière à servir à chaque soldat. Ainsi une ordonnance de 1850 fixe à 750grammes la ration journalière de pain, 300 grammes de viande (voire 350 quand c’est possible), on peut consommer du poisson de mer, l’inévitable riz et les seuls légumes autorisés qui sont les pommes de terre, les choux, les carottes, les haricots, les pois, les lentilles. Le fromage est servi de préférence le matin avec le café, (au lieu du quart d’eau de vie alors en vigueur), le midi : soupe grasse avec le bouilli et les légumes, le soir : ragoût de viande ou un rôti au four ou un poisson avec légumes. Le tout arrosé de vin. Les repas sont toujours pris dans les chambrées de 40 hommes où se déroule également l’instruction. Il faut attendre 1888 pour que soient créés des réfectoires (baptisés pompeusement salles à manger). Au début du 20ème siècle , le soldat recevra en plus une ration de 20 grammes de tabac qui sera remplacé ensuite par des cigarettes (10 par jour), tabac qui disparaîtra dans les années 1970.

Logé, le soldat l’est également de mieux en mieux grâce aux énormes travaux de construction de logement et aux directives qui prescrivent un peu plus de confort pour les hommes. Certes, c’est un confort spartiate. En 1822, il est prescrit le lit individuel en fer qui remplace le lit double en bois. Rappelons nous que sous la Révolution et l’Empire, les hommes couchent pas deux, un ancien et un bleu. En 1875, les logements des chevaux et ceux des hommes doivent être séparés. Ce qui démontre qu'avant cette date ce n'était pas le cas. Le couchage est réglementé, paillasse en toile contenant 10 kilos de paille renouvelée tous les 6 mois, un traversin 2 tiers laine et un tiers crin, une couverture de laine et l’hiver un couvre pied, deux draps renouvelés tous les mois en hiver et tous les 20 jours en été. Le règlement prévoit même l’écartement entre les lits, 0,25 mètre. Le chauffage des chambrées et des bureaux est rendu obligatoire, des robinets pour la toilette et des latrines de nuit sont installés.

Pour un peu la jeune recrue serait mieux qu’à la maison, car souvent à la campagne, il n’y a pas encore l’eau courante, ni l’électricité.

Bien sur, ceci est en vigueur en caserne. En manœuvre et en campagne, il en va tout autrement. Encore que la fabrication de tentes soit accélérée pour un confort relatif à la halte. Le billet de logement chez l’habitant est toujours en vigueur pour la troupe qui est de passage.


Douches au 39e Régiment d’Infanterie

Vêtu, le jeune soldat ne l’est pas toujours avec des vêtements à sa taille, mais ça s’arrange avec l’ancienneté. Le jeune soldat est tout fièr d’exhiber son pantalon rouge et sa veste bleue (on n’en est pas encore à enlever sa tenue dès la porte de la caserne franchie). Cette belle tenue va lui permettre de parader en ville, le soir après le travail et le dimanche. Lui si timide, il va aller regarder les filles et tenter de leur parler. C’est bien le seul amusement permis à un “bidasse” aussi démuni d’argent. Bien souvent les soldats circulent en groupe, rarement isolés. On va au café boire un verre avec les copains. De temps en temps, il y a bien une bagarre avec les soldats d’une autre unité, bagarre vite réprimée par la patrouille ou les gendarmes.

Distrait, il faut attendre 1881 pour que l’armée mette en place: le foyer du soldat, des salles de lecture, de correspondance, de réunion. Seront installées des salles de théâtre qui se transformerons en salle de cinéma plus tard. Des conférences sont organisées. Chaque régiment a sa musique, batterie, fanfare, clique ou harmonie. Peut-on parler de distraction la visite à la maison de tolérance ou maison close ou au B.M.C. ? Cette visite peut parfois se terminer avec le chapitre suivant.

Soigné : Dans les années 1862 à 1869, 10 conscrits sur 1 000 meurent de maladie, en 1875 ce sont 14 conscrits sur 1 000 qui décèdent en service. Vers 1880, au fur et à mesure des progrès scientifiques et techniques, le conscrit sera de mieux en mieux suivi médicalement. En 1892, la propreté du corps devient une priorité et les douches obligatoires au moins 2 fois par mois font reculer les maladies. A partir de 1895, les vaccinations deviennent obligatoires. C’est bien souvent au service que la recrue verra pour la première fois un médecin et qu’il recevra ses premières piqûres. La mortalité passe à 3,70/1 000 en 1911. La santé du soldat devient mieux protégée que celle du civil. Mais il reste un point noir que l’armée aura bien du mal à résoudre, le suicide qui concerne encore 3 hommes sur 10 000 vers 1900.

L'entraînement : pour l’aspect physique des exercices, le jeune habitué aux durs travaux, et travaillant souvent depuis 7 à 8 ans, il n’y a aucun problème. Par contre, le bleu va se heurter à un encadrement pas toujours bienveillant, surtout les plus petits gradés. Les injures pleuvent, les moqueries sont fréquentes sur ceux qui ne comprennent pas encore bien le Français. Les brimades sont constantes. Tout est fait pour que le conscrit se soumette. Les punitions s’abattent. La plus importante, l’envoi aux bataillons disciplinaires, les bataillons d’Afrique reste une menace constante. Mais avant d'en arriver là, la moindre faute, le moindre manquement, c’est au minimum la consigne au quartier. Il faudra attendre 1887 pour que les brimades soient officiellement abolies et sanctionnées. Mais officiellement ne veut pas dire effectivement. Ce n'est d'ailleurs pas uniquement par l'encadrement que le jeune soldat peut être brimé. Ses camarades s'en chargent aussi. Qui n'a pas connu dans une groupe d'hommes, armée ou ailleurs, le jeune un peu plus faible sur qui tout s'acharne ?


Visite médicale

Le jeune va ainsi passer plusieurs mois à l’instruction où il apprendra à marcher au pas, tirer au fusil, croiser la baïonnette, dresser une tente, monter à cheval (pour ceux qui ont été versé dans la cavalerie, le train ou l’artillerie), atteler, manier le sabre.

Ensuite, il sera versé dans une compagnie opérationnelle où il va attendre. Attendre la quille, attendre la guerre, sur le territoire français ou aux colonies, attendre les manœuvres innombrables qui prépare la revanche. Tous les ans, des grandes manœuvres d’ensemble sont organisées pour évaluer le niveau d’instruction des conscrits et de l'encadrement. Ces grandes manœuvres sont l’événement de l’année. Elles se déroulent sur une vingtaine de jours et de nuits. Elles regroupent souvent plusieurs milliers d’hommes. Pour l’occasion , des réservistes sont rappelés. Tout ce monde se regroupe en rase campagne après des voyages interminables en train. Le public assiste très intéressé à ces manœuvres. Il n’est pas rare d’y voir les femmes des officiers. Toute la région va vivre au rythme des combats fictifs. Les habitants sont sollicités pour héberger les troupes. C’est un exercice en vraie grandeur, des munitions réelles sont parfois utilisées. Tout est étudié, les mouvements des troupes mais également les conditions de ravitaillement. Car un soldat mange en manœuvre et c’est souvent plus copieux qu’à la caserne. En 1906, par jour : 750 grammes de pain, 500 grammes de viande fraîche, 25 centilitres de vin, 100 grammes de légumes secs, 30 grammes de lard, 20 grammes de sel, 31 grammes de sucre (pourquoi pas 30 ? ), 24 grammes de café à moudre, y ajouter l’eau pour boire ou faire la soupe, car souvent cette nourriture se termine en soupe. Une armée de boulangers, de bouviers, de bouchers, suit les troupes. Sans compter la nourriture pour chevaux. Cet entraînement permettra la mobilisation réussie de 1914.

La recrue va s’identifier à son régiment. Il sera fier sa vie durant d’avoir appartenu à cette unité, si modeste soit-elle. Longtemps après son retour de l'armée, sa photo "en tenue numéro 1" sera l'un des rares objets de décoration dans la maison. Tous ces hommes en 5 ans de guerre vont mourir ensemble, pour défendre la Patrie, pour ne pas décevoir les copains, pour l‘Honneur du régiment, parce que c'est ainsi que marche la société française. Pendant près de deux siècles, faire son service militaire est une loi, une habitude, un passage obligé, auxquels il n'est même pas envisagé de déroger.

Toute une littérature se moquera de ces instants de la vie militaire. Le music hall instaurera même un genre, les comiques troupiers pour se moquer des conscrits.

Toutes les garnisons ont une importance économique et sociale dans les communes où elles sont implantées, surtout pour les villes de faible importance. Il arrive que le nombre de soldats soit supérieur à la population locale. Le commandant de garnison est souvent plus influent que le maire ou le sous-préfet. Les régiment s'identifient à la ville de garnison. On dit plus souvent le régiment de Cherbourg plutôt que le 25e régiment. A la rigueur le régiment de telle province lorsque les bataillons sont répartis sur plusieurs villes. La France jusqu'un 1918 porte le deuil de ses provinces prisonnières de l'Allemand. Les régiments traditionnels d'Alsace et de Moselle se sont repliés sur la France de l'intérieur. Ils continuent à être les régiments de Strasbourg, de Metz.

La vie tourne autour des soldats. La population se réveille au son des clairons, vit aux horaires des casernes. Les soldats animent les après midi des dimanches avec les concerts de la fanfare ou de l’harmonie. Il y a fréquemment des défilés pour célébrer les fêtes païennes ou religieuses.

Les gradés reçoivent beaucoup, organisent des bals. La haute hiérarchie militaire vit, cependant, dans son monde. Il n’y a pratiquement aucun contact avec les recrues. Ce sont les sous-officiers qui instruisent les recrues. Pour les officiers de haut rang côtoyer les appelés serait déchoir. Lyautey écrit : ” dans la cavalerie, il est extrêmement bien porté de connaître beaucoup mieux ses chevaux que ses hommes”. Il faudra le conflit de 1914 pour cette mentalité change au contact des officiers de réserve.

Les militaires font vivre une foule de petits artisans et commerçants. Les enfants des gradés vont à l’école publique. Même l’activité administrative est liée à l’armée.

La vie est à peu de chose près identique dans les ports de guerre. La Royale y joue un rôle essentiel. La vie de milliers d’ouvriers dépend des arsenaux qui réparent les navires, les arment, les ravitaillent. Sans l’armée navale, pas d’activité.

Le seul événement qui différencie la vie d'un grand port militaire et celle des villes de l’intérieur, c' est le départ et le retour des navires. Le retour de la flotte est un événement considérable et marque l’histoire locale. Voir déferler sur la ville des centaines de marins de retour de campagne lointaine ou de manœuvre n’échappe à personne. Les bars débordent. Cruel moment à passer pour les unités de l’armée de terre qui casernent dans ces ports.

Un peu plus tard, c’est l’ armée de l’air qui construira de vastes bases pour abriter ses avions, Leur implantation marque cependant une légère différence avec les autres armes, les bases sont généralement un monde clos à l’écart des cités. Les civils doivent faire la démarche de se déplacer alors que les casernes sont au cœur des villes.

Cette vie en garnison va toutefois entraîner une conséquence inattendue : le dépeuplement des villages. Les conscrits qui découvrent les grandes villes ne reviennent plus dans leur campagne, leur service terminé. Ils cherchent un travail en ville.

L’appelé fera aussi l’objet de tentative d’engagement. La tentation est grande de voir du pays. Et puis 2 ans au Gabon, au Congo ou en Indochine s’est tentant. Ce n’est qu’après la signature que les risques apparaissent. Les destinations prévues ne sont pas aussi idylliques qu’annoncées.


Engagez-vous

Mais il est d’autres lieux où l’appelé va tenir garnison, les villes d’outre-mer et les postes disséminés de par le monde. Dans les capitales de l’Empire, Alger, Dakar, Hanoi, Saigon, Brazzaville, les garnisons ressemblent à celles de métropole. Les officiers tentent d’y perpétuer leur mode de vie. Quand à la troupe, elle végète. Les militaires n’y côtoient que les Européens, les indigènes font uniquement partie du paysage. Les seuls indigènes fréquentables sont les élites et les domestiques. Les élites, car elles transmettent les décisions politiques mais leur avis compte peu, et les domestiques car ils ne reviennent pas cher. Seule la chaleur est un problème, alors on va modifier les horaires de vie.

1914 : Nos garnisons hors de France.

A la veille de la guerre, en Algérie stationnent les 1er, 2e, 3e Zouaves, 1er, 2e,3e,5e, 6e, 7e, 9e Tirailleurs algériens, 1er et 2e Étrangers, 1er Bataillon d'Infanterie légère, 5 régiments de chasseurs d'Afrique ; en Tunisie sont en garnison les 4e Zouave, 5e Bataillon d'infanterie légère, 4e, 8e Régiment de Tirailleurs tunisiens, 4e Bataillon d'Infanterie légère, un Régiment de Chasseurs d'Afrique. Au Maroc, sont en opérations des bataillons des 1e, 2e, 3e, 4e  Zouaves, des 1er et 2e Étrangers, 14 bataillons de tirailleurs algériens et tunisiens, le 1er Bataillon d'Infanterie légère, 3 bataillons de spahis algériens, le régiment de spahis tunisiens, 2 batteries d'artillerie, 7 bataillons de la coloniale blanche, 13 bataillons de Tirailleurs sénégalais.

En Chine, un régiment colonial répartit ses unités entre Shanghai, Pékin et Tien T'sin. Cinq régiments de la Coloniale blanche et cinq régiments d'infanterie sont en garnison en Indochine. Quatre régiments et un bataillon de tirailleurs sénégalais, un bataillon de la Coloniale, un régiment d'artillerie et l'escadron de spahis sénégalais sont en garnison en Afrique occidentale. Deux régiments et 2 bataillons de tirailleurs sénégalais stationnent en Afrique équatoriale.  un bataillon de tirailleurs sénégalais, 3 régiments de tirailleurs malgaches, un bataillon de la Coloniale, un régiment d'artillerie et un bataillon de tirailleurs somaliens partagent leurs unités entre Madagascar, la Réunion et Djibouti. Trois petites unités sont dans le Pacifique et aux Antilles.

A la mobilisation de 1914, 33 bataillons de tirailleurs algériens et tunisiens, partent pour la France. Avec les bataillons de zouaves, d'active et de réserve, des régiments de marche ils vont constituer les 37e, 38e, 45e divisions d'Afrique et la 1ère Division du Maroc. Deux nouvelles divisions seront formées en 1915, 40e et 153e. D'autres unités seront affectées à des divisions métropolitaines et rejoindront les troupes coloniales en garnison permanente en métropole. Au fur et à mesure des pertes, les effectifs de ces unités seront complétés par des conscrits indigènes ou métropolitains.

Les villes de garnisons en métropole sont extrêmement nombreuses, les citer toutes présentent peu d'intérêt.

Un jour les garnisons cessent d’être utiles et les bâtiments sont laissés à  l’abandon.

Dans les AlpesPhoto C.Petges

En cette fin du 20ème siècle, le démantèlement des garnisons pose d’énormes problèmes aux communes où elles disparaissent. Les collectivités locales rachètent de plus en plus ces friches pour les réhabiliter, les transformer et les remettre en état pour d’autres activités bien loin de leur destination première. Mais il y a bien trop de sites et nous assistons à une lente dégradation de ces bâtiments.


Début 1914



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