DIEPPE 1941

 

 
 Ce qui n'était encore qu'un espoir en l'homme providentiel qu'est le maréchal Pétain, a tourné à l'idolâtrie pour une partie de la population, un véritable culte de la personnalité. Tous les textes commencent ainsi : "Nous, Philippe Pétain, Maréchal de France, chef de l'État français, le Conseil des ministres entendu, décrétons ..." (un relent de monarchie). Les fonctionnaires et militaires prêtent serment de soumission au maréchal. Un hymne, que tous les enfants apprennent à l'école est écrit à sa gloire. Les Français se découvrent 40 millions de maréchalistes. Les Normands comme les autres. Il faut bien croire en quelque chose. Le portrait de Pétain en 28x36 est en vente au prix de 5 francs. Pendant des années, les Français vont croire également au double jeu du Maréchal entre les Alliés et les Allemands (le débat est encore ouvert) et lui manifesteront leur confiance. Dans les mairies, le buste de Marianne est remplacé par celui du Maréchal. Il faudra quelques rappels à l'ordre car des maires sont encore réticents. La République est abolie et l'État Français prend pour devise : Travail, Famille, Patrie, prônant la Révolution Nationale. La francisque se substitue à l'effigie de la République. Les timbres poste sont à l'effigie de Pétain, des pièces de monnaie sont frappées avec la francisque. Chaque commune va dénommer une voie du nom du Maréchal Pétain. A Dieppe, c'est le boulevard Bérigny qui est baptisé dès janvier 1941. La presse suit pas à pas les déplacements du Maréchal et le moindre de ses propos est relaté (1/2 page le 16 août). Cette idolâtrie ne durera pas et de plus en plus de Français s'interrogent. Ce début de 1941 marque déjà un recul de popularité. La poignée de mains Hitler-Pétain à Montoire et les déclarations de Laval souhaitant la victoire de l'Allemagne feront se détourner du régime une grande partie de l'opinion (1). D'autant que dans les faits ce sont les préfets, sous-préfets et maires qui dirigent chacun leur portion de territoire, en relation constante avec l'occupant.
 

Les autorités prônent la Révolution Nationale. Du national, on en met partout. La Loterie Nationale voisine avec le Secours National et l'Emprunt national. Le café national (une infâme mixture dont il vaut mieux ignorer la composition) est sur les rayons aux cotés du chocolat national. Les chaussures nationales (sans cuir) sont vendues avec la peinture nationale (sans huile). Les partis politiques ne sont pas en reste : le Parti Populaire Nationale chante le cantique national.

Ce qui préoccupe le plus les Français, ce sont les restrictions qui se font de plus en plus sévères. La ménagère qui va faire ses courses ne sait jamais d'avance ce qu'elle va trouver. La femme est réduite à ce rôle de mère et d'épouse. Les fonctionnaires féminines ont été poussées à démissionner. Toutes les femmes doivent faire des enfants. Entre autres slogans : "Si nous avons perdu la guerre c'est que depuis 1919, elles n'ont pas eu assez d'enfants". Malgré le désir de Vichy de voir la femme rester au foyer, beaucoup sont contraintes de travailler et l'on travaille beaucoup sous Vichy, de 45 à 54 heures par semaine. 700 000 femmes ont leur mari prisonnier en Allemagne et beaucoup ont des enfants, comment vivre ? Il faut attendre juillet 1942, pour qu'une allocation militaire soit versée aux femmes de prisonniers (20 francs par jour à Paris, 15 francs ailleurs). Maintenir les femmes chez elles est une utopie et dès le 3 avril 1941, le gouvernement abroge une partie des décisions du 11 octobre 1940 renvoyant la femme à son foyer (la loi de 1940 sera totalement abrogée en 1942).

         

 

 

 Les rations font l'objet de réajustements continuels. Mais qui peut dire si les quantités prévues seront disponibles ? Chaque individu, grand ou petit, enfant, actif ou retraité a été classé dans une catégorie bien déterminée et chaque catégorie a droit à une quantité de produits bien définie. E enfants de moins de 3 ans, J1 enfants de 3 à 6 ans, J2 enfants de 6 à 13 ans, J3 adolescents de 13 à 21 ans, A cartes ordinaires, T travailleurs de force, C travailleurs agricoles. La liste des professions ouvrant droit à la carte travailleur de force sera sans cesse revue sous les pressions corporatistes. Il y a des quantités journalières pour certains produits et d'autres hebdomadaires ou mensuelles, casse-tête permanent. Au premier avril 1941, la ration de pain varie de 100 gr à 350 gr par jour suivant les catégories, la viande : 360 gr avec os ou 288 gr sans os par semaine, les matières grasses : 400 gr par mois, le savon : 75 gr de savonnette ou de savon de ménage + un autre savon de ménage ou 250 gr de poudre à laver ou 1 kg de lessive au savon par mois, les hommes bénéficient de 1 bâton de savon à barbe par mois, du moins ceux de plus de 17 ans. La quantité de lait varie avec l'âge des bébés et également suivant que la mère allaite ou non. Pour le chocolat, il est nécessaire de se faire inscrire préalablement sur un registre tenu par un commerçant (et un seul). Fromage : 70 gr par semaine, sucre de 50 gr à 1 kg par mois, le riz : de 200 à 300 gr, les pâtes 375 gr par mois, les légumes secs : néant. Il y a des tickets de charbon, de textile, de tabac, de vin, de chaussures, etc.... La paire de ciseaux devient un outil indispensable pour le commerçant, car c'est lui qui découpe les vignettes et pas question de se présenter sans sa carte de rationnement en cours de validité. Même le poisson est contingenté, avec une carte spécifique, un comble à Dieppe. Certains produits contingentés sont seulement disponibles chez quelques commerçants. Chaque mois, il y a de nouvelles cartes avec de nouvelles quantité , jusqu' à la création de cartes de jardinage. Sur ces maigres rations, les épouses de prisonniers vont encore économiser pour envoyer à leur mari un colis pour l' Allemagne. Elles savent désormais, approximativement, où est leur mari car la presse a diffusé un grand nombre des lieux d'implantations des oflags (offizierlager), stalags (stammlager) et frontstalags (camp de transit installé en France).
 

 Les troupes d'occupation commencent à construire ce qui deviendra le mur de l'Atlantique (Westwall). Des centaines d'habitants sont expulsés de leur maison pour élargir les champs de tir des canons et armes automatiques. Parmi eux, les plus pauvres parmi les pauvres qui habitent encore les gobes (cavités de la falaise). Ce qu'il faut bien appeler leur domicile est transformé en abri bétonné. Les plaines côtières sont inondées. Le pillage des matériaux de construction atteint son maximum, graviers, sable, barbelés, bois, sont réservés presque exclusivement à la construction des défenses allemandes.

Une bonne dizaine de firmes allemandes s'installent qui vont entrer en concurrence avec l'Organisation Todt pour les embauches de main-d'oeuvre.

  (coll. Guy Naze)

 
 

 Le 23 février 1941 parait à Dieppe un nouveau journal du dimanche, au prix de 1 franc, le "Courrier de Dieppe" (rédacteur en chef E.Renoux-Bares). A vocation régionale, ce journal diffuse un peu plus d'informations sur les communes voisines de Dieppe, surtout les avis officiels. Dès le début, il se veut plus polémique et ne se prive pas de dénoncer les lenteurs et les incohérences du ravitaillement, les inégalités de traitement entre régions et entre les communes, le manque d'égards pour les familles des victimes de la guerre. Il dénonce également la paperasserie qui commence à envahir la vie quotidienne des Français. Cela durera t-il sachant que toute la presse est soumise à la censure de l'occupant ? A moins que les Allemands laissent passer ces articles pour montrer que Vichy ne gouverne rien. Une administration paperassière : carte d'identité, carte de travail, certificats divers, certificat de métier, carte d'ancien combattant, livret militaire, cartes d'alimentation et ses tickets, documents qu'il faut avoir en permanence sur soi. C'est également le temps du laissez-passer, il faut un "ausweiss" pour franchir la ligne de démarcation, il faut une autorisation pour circuler en zone interdite, il faut une autorisation pour sortir la nuit

Document Alain Dauzou - tous droits réservés
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 Les bombardements alliés continuent, les 4 février (place L.Vitet), 6 février (magasins généraux et Neuville lès Dieppe), 10 mars (centre ville, Caude-Côte), 14 mars, 16 mai, 17 mai, 18 mai (mairie), 3 juillet (entre Martin Eglise et Dieppe), 26 juillet, 14 août. Chacun de ces bombardements laisse derrière lui son lot de victimes civiles, de destructions. Le gouvernement de Vichy à travers la presse et la radio d'état (Radio-Paris) devenues pro-allemandes ne manquent pas de dénoncer ces attaques aériennes aveugles. A la suite des bombardements de mai, la mairie transfère une partie de ses bureaux (la mairie est alors située sur l'emplacement actuel du casino, rue de l'Hotel de Ville, aujourd'hui rue du Commandant Fayolle) et les archives et documents anciens sont également évacués, partie dans les souterrains du château, partie au château des Vaux en Eure et Loir.

Une décision va meurtrir un peu plus les Français sinistrés. Les matériaux de démolition provenant des ruines sont la propriété de l'Etat. Les matériaux peuvent être vendus par l'Administration. Ainsi celui qui vient de voir détruire sa maison doit en racheter les débris !

 

17 mai 1941, Rue Salomon de Caus

Document Mme Caltot -tous droits réservés

(2)  
 

 

Archives Ville de Dieppe

 En mars 1941, l'occupant organise en grande pompe militaire les obsèques du capitaine de frégate Peters, commandant de la Hoffenkommandantur, mort en service d'une crise cardiaque. Les autorités civiles de Dieppe sont là.

Lorsque le préfet de Seine Inférieure visite Dieppe, il constate que des chantiers de travaux publics sont ouverts pour employer la main d'oeuvre locale, malgré le pillage allemand (le plateau sportif route de Pourville notamment), que l'hôpital et l'hospice ont pu s'installer dans les souterrains de la Biomarine et l'école Richard Simon après la main mise des occupants sur l'hôpital général, qu'une cantine scolaire a pu s'installer à l'angle du faubourg de la Barre et de l'avenue Gambetta, que la police et les pompiers sont bien installés (emplacement ancien de la caserne des pompiers, qui vient de déménager).

Un rappel à l'ordre est diffusé concernant l'hébergement éventuel d'aviateurs alliés abattus. Rappel après une première campagne d'affichage en octobre 1940. Les Français cacheraient des aviateurs abattus ?

 

 En août, les Allemands interdisent l'accès de la région aux propriétaires de résidences secondaires (en réalité certaines sont déjà occupées par les troupes allemandes ou ont été détruites). Ceux qui s'y étaient réfugiés, fuyant les grandes villes, doivent repartir.

20 octobre 1941. Les communes du bord de mer depuis le Danemark jusqu'à la frontière espagnole sont classées Zone côtière interdite - Kuestenzone. Cette zone de profondeur inégale inclus les îles littorales. Seuls les habitants ayant leur résidence ordinaire dans ces communes (depuis au moins 3 mois), les membres des entreprises civiles travaillant pour les Allemands, le personnel ambulant de la S.N.C.F. et les troupes d'occupation peuvent circuler dans la zone ainsi créée (Dieppe est compris dans cette zone). Aucun échange téléphonique ou télégraphique ne peut se faire au delà des limites de la zone. Les étrangers à la zone ne peuvent y pénétrer qu'avec un laissez-passer spécial très difficile à obtenir. La carte d'identité est exigible à tout moment. Les colonies de vacances, les camps de jeunesse sont interdits dans la zone. A l'entrée de la zone, des pancartes sont apposées informant les voyageurs, car identifier les communes de la zone interdite et celles extérieures n'est pas si évident, la zone est d'inégale largeur. Dans la région, Envermeu, chef lieu de canton dans la vallée est hors zone et Saint Nicolas d'Aliermont sur le plateau est dans la zone interdite.

 

 
 

 26 octobre 1941 : nouvelles rémunérations minimales de travail : 19,10 f de l'heure pour un ouvrier qualifié, 17,40 f pour un ouvrier spécialisé, 15,80 f pour un aide ouvrier, + des primes éventuelles pour les hommes mariés + primes de déplacement. Le litre de lait coûte 2,30 f (lait entier) ou 2,10 f (lait écrémé), les bananes 14,60 f le kilo, les harengs 13,80 f le kg. Lorsqu'il y a en a.

1er novembre 1941 : c'est la saison de la pêche aux harengs. Exceptionnellement des canots de Fécamp et d'Yport sont autorisés à venir à Dieppe (ils y venaient du temps de paix depuis des lustres). Moyenne des prises : 900 kilos par jour pour les 48 canots qui livrent. Mais la reprise de la pêche entraîne son lot de drames, le canot Jean-Claude de Fécamp saute sur une mine : 8 morts.

4 Décembre : nouveau bombardement à Martin-Eglise.

5 décembre 1941 : les pigeons voyageurs doivent être livrés à la Feldnachrichtenkommandantur. Encore un organisme au nom imprononçable.

 

 

Archives Ville de Dieppe

 10 décembre 1941 : à la suite du sciage d'un câble téléphonique allemand le Feldkommandant Von Bartenwerffer ordonne que les câbles soient désormais gardés à tour de rôle par des Dieppois de 18 à 25 ans réquisitionnés. Impossible de se dérober sinon une : peine de travaux forcés ou de prison . Un homme tous les cent mètres entre 21h et 4h, toutes les nuits. Si la Résistance détruit ces lignes malgré tout, le "surveillant" est puni.

La mesure avait déjà été effective en décembre 1940 pour quelques semaines.

23 décembre 1941 : de nouvelles arrestations touchent les membres et anciens membres du Parti Communiste.

 vers 1942

 (1) Comment expliquer cependant les foules importantes qui viendront l'acclamer à tous les voyages en province jusqu'à celui de Rouen en Mai 1944.

(2) Dans ce bombardement périrent les frères Bernard (8 ans) et Paul (14 ans) CALTOT . Photo collection personnelle de Mme Caltot (leur soeur).